Le Passe Muraille

Passage du dernier gué

   

Hommage au poète espagnol José Angel Valente,

par David Collin

Écrire c’est être traversé

Jacques Ancet, Silence Corps Chemin

Noyés dans un vaste univers littéraire, des territoires échappent, des auteurs n’apparaissent réellement qu’au jour de leur disparition ou par l’arrivée mystérieuse d’un ouvrage perdu au fond d’une boîte aux lettres. A ce titre, Fragments d’un livre futur, de José Angel Valente, est une révélation. Cet ultime recueil du poète espagnol est un passage de rivière. Une délicate mais profonde déchirure des mots dit la perte du fils, la perte de soi et sème dans le vent des derniers retours les traces des ombres qui s’en vont traverser le grand fleuve des morts.

Pleurer ce qui est perdu quand le pied ne laisse sur le sable trace qui ne soit effacée _par la succession certaine des eaux (p. 83)

Où es-tu ? Bruit sourd celui de ton corps dans les eaux troubles (p. 31)

V comme Valente, V comme Virgile, assis au bord du rivage invisible qui tourmente les vivants : grondements de vagues obscures, présence humide d’une ombre portée par les flots d’une mer sans fin. Les larmes alimentent la poésie de celui qui guette le retour des morts, le fils perdu dont le corps ne fait plus trace, ombre évanescente et silencieuse, sans corps ni mesure.

tumultueux le fleuve opaque des ombres (p. 49)

Les eaux du fleuve charrient dans la mer des carcasses vides qui ne parleront plus. La mer, omniprésente chez Valente, emporte les visages et retient les ombres, reflux d’absences. L’écume des mots traverse les corps transparents, passages du monde. A trop côtoyer les fantômes de son fils, le corps du poète disparaît lui aussi peu à peu. Au risque de s’absenter définitivement.

Dis-moi, maintenant qu’assis au bord des eaux je vois passer l’ombre qui m’emporte, dis-moi, s’en ira-t-il avec elle, indélébile, ton souvenir? (p. 109)

le souvenir est une ombre lumineuse (p. 201)

José Angel Valente écrit dans la nuit lumineuse des lunes témoins. Ces évocations mystiques sous le regard de l’astre mort sont pour le poète l’occasion de faire des pierres les traces figées des corps perdus, traces immobiles des ombres, masses inertes projetées par la lumière glaciale d’un reflet. Les pierres témoignent d’un poids qui s’en va, de ces corps absents qui, à l’usure du temps, se débarrassent du poids des souvenirs, franchissent une dernière fois le Styx qu’ils ont si bien vu venir.

TU dors englouti dans ta nuit. Tu es en paix. Moi je griffe les murs glacés de ton absence, les murs non fissurés par le temps qui ne peut durer sous tes paupières. Toi la cendre. Moi le sang. Feuille légère, ta voix. Pétrifié par ce chant. Toi tu n’es même plus toi. Moi ton vide. Moi, mémoire de toi, léger lointain, qui ne pourras plus jamais te souvenir de moi. (p. 41.)

V comme Valente, ou Victor. Dans une même déploration, « l’Ophélie » de Valente rejoint celle de Hugo. Des Contemplations — mémoires de l’âme — aux Fragments d’un livre futur, ce n’est pas une communauté de style qui rapproche, sinon les mots d’une perte commune, le sang du poète dans le regard perdu d’un enfant. L’océan des eaux froides transforme l’image vivante du disparu en socle minéral de statue inerte. Chez Valente, la pierre entretient le souvenir laissé par le corps de celui qui, revenant sans cesse dans la mémoire du père, n’aura jamais plus le souvenir de celui qui le chante. Etrange inversion des corps, et fils tendus de paroles traversées par l’image de l’absent. Telle la préface du poète-traducteur, ami de José Angel Valente, restée seule face aux murmures des parois sombres. Mais Jacques Ancet n’est pas un traducteur. C’est un passeur subtil qui transmet le dernier souffle d’une pensée sensible.

Les mots sont les passants mystérieux de l’âme

Victor Hugo, Les Contemplations.

D. C.

José Angel Valente. Fragments d’un livre futur. José Corti, 2002.

(Le Passe-Muraille, No 53, Juillet 2002)

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