Le Passe Muraille

Nous autres francophones

Une chronique de Claude Frochaux

On parle constamment de la francophonie. La francophonie, depuis trois décennies, s’ est imposée comme un concept, puis une réalité. Nous sommes francophones. Nous sommes des Suisses francophones. Il y a une littérature francophone. Tout cela paraît très logique. Positif, ouvert. Une bonne chose.

Y -a-t-il une germanophonie ? Non. Les Autrichiens, les Allemands, les Alémaniques ne connaissent pas ce concept. Il n’y a pas de colloques germanophones, d’ assemblées germanophones, de ministres de la germanophonie.

Y -a-t-il une hispanophonie, qui réunirait Espagnols et Sud- américains ? Non. Y -a-t-il une Lusitanophonie ? Non. Les Portugais et les Brésiliens se rencontrent, certes, mais il n’y a pas de concept, de réalité lusitanophone.

Alors pourquoi y-a-t-il une francophonie ? Là est la vraie question. Du moins la première qu’on devrait se poser.

Il y a une francophonie parce qu’il y a un problème francophone. S’ il n’ y avait pas un problème francophone, il n’y aurait pas de francophonie. Le problème francophone n’ est pas un problème entre la France et les autres pays francophones. Le problème de la francophonie est un problème franco-français dont les retombées arrosent les autres pays francophones.

Il pourrait y avoir un problème anglophone. Il y a eu un problème anglophone, à l’époque du Commonwealth triomphant. Mais la bipolarisation de la culture anglo-saxonne, avec les Américains d’un côté et les Européens de l’ autre a brisé net le problème. La francophonie a commencé à pointer au moment même où l’anglophonie, par estompage colonial interposé, s’ évanouissait.

Le problème est celui de la centralisation parisienne. Tout le monde connaît le problème, tout le monde sait que Paris produit 90% de la culture française. Mais on ne voit pas assez que cette centralisation française rejaillit, avec ses conséquences – parfois bonnes, souvent mauvaises – sur l’ensemble du monde francophone.

Le problème franco-français est au centre du problème francophonie. Le concept-réalité francophonie n’ existerait pas sans le problème franco-français.

Il n’y a pas d’un côté la France et de l’autre les pays francophones non français. Il y a d’un côté Paris et de l’autre la province française et tous les pays franco- phones.

Et la province française, le Québec, la Belgique wallonne, la Suisse romande, l’ Afrique francophone, noire ou maghrébine, sans parler de la Louisiane qui parle français le mardi gras, la vallée d’Aoste qui a de pieux souvenirs et l’ Asie ex-indochinoise, tout cela, mis bout à bout, ne fait pas le poids. Tout cela est comme provincialisé, satellisé, marginalisé…

Il y a Paris et puis les autres.

D’où ce problème de francophonie, à la fois international et trans-national, qui n’ a rien de bien exaltant et dont on se passerait volontiers. Il y a parfois des esquisses de jonction entre les différents partenaires parcellisés. Entre Belges et Suisses, notamment. Mais il n’y a aucun pays dont la situation est identique à un autre et aucun qui ressemble à la province française. Et les Parisiens sont en fait les provinciaux, les Belges et les Suisses montés à Paris et qui jouent la carte inverse dès le pied posé sur le macadam de la capitale. Le problème est dès lors partout et nulle part. Il n’ est pas résoluble. On vit avec. Nous sommes tous parisiens et anti-parisiens. Nous vivons d’ une culture à cloche- pied. Un peu déséquilibrés, un peu frustrés, un peu bénéficiaires, un peu perdus dans cette complexité où personne ne se retrouve vraiment… On en a pris l’habitude !

Le mot complexe, en francophone, signifie à la fois complication et refoulement: on monte à Paris ou on vit avec !

(Archives du Passe-Muraille, No 9, octobre 1993)

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