Le Passe Muraille

Nocturne

 

Texte inédit de Guy Poitry

Il a bougé – mais discrètement, prenant soin de ne pas déranger les draps, attentif à ne pas vous réveiller; ou, s’il sait que vous ne dormez pas encore, veillant à ne pas troubler ce demi-sommeil qui peut à tout instant glisser dans le vrai sommeil. Et vous aimez qu’après tant d’années, il ait encore de ces gestes pleins de délicatesse.

Il bouge à nouveau: il était couché sur le dos, s’était mis sur le ventre, il est à présent sur le côté, le visage contre la paroi. Et ce mouvement, cette fois, n’a pu cacher sa nervosité; il commence peut-être à envisager une nuit blanche comme il en connaît tant, songeant à tout le travail qui l’attend demain, se disant qu’il faut dormir, mais sentant que le sommeil le fuit, que bientôt il l’aura définitivement quitté, pour de longues heures.

Il bouge une fois encore, s’est replacé sur le dos, à l’autre extrémité du lit, le plus loin de vous: vous hésitez à le rejoindre, à l’entourer de vos bras, tendrement, pour le calmer comme on calme un enfant. Mais déjà vous avez compris – à ce petit rien qui tend les draps, par pulsations légères; à la nervosité des mains, qui voudraient, qui n’osent; à toute cette attitude empruntée que vous connaissez bien, et qui naguère se résolvait en un brusque élan vers vous, sa tête se coulant dans le creux de votre cou, avec ce rire qui vous faisait fondre, et ces mots qui se voulaient moins de constat qu’ils n’imploraient votre aide, s’excusant presque, dans un souffle: «Je bande…»

Il bande. Et vous ne savez que faire, s’il faut vous rapprocher, tendre la main, prêter votre bouche, offrir tout ce que vous auriez à offrir. Naguère encore, ces gestes étaient naturels, familiers, vous les accomplissiez sans même y songer, pour votre bonheur à tous deux: les corps seuls parlaient. Mais aujourd’hui – ça, vous le savez: cette érection ne vous est pas destinée, il n’attend rien de vous; s’il bande, c’est sans rapport avec vous. Et vous sentez bien qu’il s’en veut, qu’il voudrait faire cesser cette tension irritante, mais que la volonté est impuissante ici, et que l’unique moyen qui lui reste, il n’ose y recourir près de vous. Lui dire de vous oublier, de faire comme si vous n’étiez pas là, et puisqu’il n’est plus disposé à recevoir votre aide, de s’aider lui-même, à sa guise: ce serait si simple; mais vous ne le pouvez pas, son irritation se retournerait contre vous, il ne supporterait pas de vous entendre, et moins encore de vous entendre le lui permettre – quelle bonté, quelle abnégation: merci !

Alors, faut-il feindre un petit besoin, ou de ne pouvoir dormir soi-même – se lever, passer au salon ou ailleurs, le laisser seul ? Il ne serait pas dupe; et cela reviendrait à avaliser cette situation qui vous pèse, où les nuits sont devenues conjugales au sens le plus morne du terme, cela reviendrait à fuir: à reconnaître que tout est fini, bien fini.

Et vous pleurez, sans larmes, sur ce corps qui a vieilli, qui a perdu son charme, qui n’agit plus sur celui que vous aimez toujours tant et tant, qui n’est plus capable de le retenir, qui l’a même fait s’écarter de vous, cette nuit. Parce que vous avez peur qu’on en soit dégoûté, il en vient à vous dégoûter vous-même: vous vous mettez à haïr, non pas seulement cette peau qui n’a plus sa douceur, ces chairs qui n’ont plus rien de ferme, ni ces rides, l’alourdissement des hanches, l’avachissement du ventre ou de la poitrine, quoi encore ? mais la chaleur qui s’en dégage, et qui peut-être a suscité, ou favorisé, ne serait-ce qu’accompagné la naissance de l’excitation voisine; vous haïssez cette chaleur capable encore, peut-être, d’engendrer le désir, mais non de le renvoyer au corps qui en est l’origine; vous haïssez ce corps qui ne sait plus qu’étreindre à deux bras pour quémander un pardon en guise d’amour.

Il s’est retourné une nouvelle fois. Et vous vous dites qu’il faut s’efforcer de dormir (ou faire semblant), le laisser agir ou ne pas agir, librement, comme il voudra; et que demain (mais vous vous l’êtes déjà si souvent dit), oui, demain, on en parlera, on se dira tout, sans fausse fierté, pour essayer de trouver une solution, du moins pour rompre ces lourds silences, pour ne plus se blesser l’un et l’autre. Maintenant, il ne vous reste plus qu’à dormir.

G. P.

(Tiré de Débordements, ouvrage en travail)

(Le Passe-Muraille, No 42, Juillet 1999)

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