Le Passe Muraille

Nabokov ou l’insincérité magnifique

À propos de Littératures

par Matthieu Ruf

«Un livre est une malle bourrée de quantité de choses. À la douane, le préposé y fourrage négligemment pour la forme, mais le chercheur de trésors examine le moindre fil.»

Des trésors, il y en a à foison dans cette gigantesque malle livresque qu’est Littératures, recueil des cours donnés par Vladimir Nabokov dans diverses universités américaines entre son arrivée aux États-Unis, en 1940, et la publication de Lolita dans le pays, en 1958.

Des trésors de sensibilité littéraire et artistique, de lecture critique et d’ima-gination synthétique, mais aussi de ce que les étudiants d’aujourd’hui qualifieraient illico de pédanterie…

Sarcastique mais bienveillant, puisant dans les ressources de son érudition et de sa maîtrise parfaite de trois langues (le russe, l’anglais et le français), Nabokov distille, dans ces notes expertement traduites, sa version de quelques chefs-d’œuvre de la littérature européenne du XIXeet du XXesiècle.

Subjectif, voire péremptoire, doté d’une «insincérité magnifique» – l’une des vertus nécessaires à l’art, selon lui – il donne au lecteur le moyen, comme le note Cécile Guilbert dans une excellente préface, de jouir de ce «luxe pur et simple» qu’est la littérature. Qui, avertit-il ses étudiants, ne leur sera d’aucune utilité pratique. Mais qui les fera entrer, s’ils ont bien retenu la leçon, dans autant de mondes uniques qu’il y a de chef-d’œuvres, dans lesquels ils connaîtront le «frisson» de l’art en se hissant «un peu au-dessus de là où l’on se situe ordinairement, afin de goûter les fruits les plus beaux et les plus rares que peut nous offrir la pensée humaine.»

Quels sont ces fruits? Mansfield Park, Madame Bovary, Du côté de chez Swann, La Métamorphose… À chaque fois, Nabokov résume, dessine l’itinéraire ou l’habitat des personnages, cite abondamment, et bous-cule les idées reçues sous le signe d’une double exigence: relecture et précision.

En puisant dans ces Littératures, le lecteur d’aujourd’hui pourra être vaguement intimidé par l’idée de tomber dans la case nabokovienne du «mauvais lecteur», et de rejoindre ainsi Emma Bovary, dont le charme, semonce le professeur, n’exclut pas en elle «la présence d’une funeste composante philistine».

Le philistin, cet être superficiel, conformiste et aveugle à l’art, est l’équivalent du bourgeois honni par Flaubert, et s’impose au fil des différents cours comme l’insulte ultime de Nabokov. Qui fait parfois preuve, d’ailleurs, d’une virulence inaccoutumée dans les auditoires d’universités: ainsi, à son pauvre compatriote Dostoïevski, il reproche son «manque de goût» et sa «médiocrité» digne d’un «auteur de romans policiers»; à Freud, son «charlatanisme»; à Ulysse, qu’il célèbre par ailleurs comme une «superbe et permanente œuvre d’art», un «bien inutile hermétisme»…

Ouvrir la malle de ce magicien de Nabokov, c’est se persuader à jamais que «la littérature doit être émiettée, disséquée, triturée; vous devez sentir son parfum délicieusement âcre dans le creux de votre main, vous devez la mastiquer, la rouler sur votre langue avec délices…»

M. R.

Vladimir Nabokov, Littératures, trad. Hélène Pasquieret Marie-Odile Fortier-Masek, Robert Laffont, 2010, 1214 p.

(Archives PM, N° 82 Juin 2010)

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