Le Passe Muraille

Mythologie des signes

     

À propos de Roland Barthes en ses Œuvres complètes, des années 80 dépassées et de diverses mythologies revues et parfois corrigées,

par Christophe Calame

Roland Barthes est mort le 26 mars 1980. Il avait été renversé par une camionnette de livraison devant chez lui. Je me souviens du début des années 80 (ces années dont on fait maintenant le procès sévère: le procureur de Valenciennes ne juge pas Bernard Tapie mais, dit-il, «ces années de fric et d’esbroufe !»). Plus personne ne croyait au Programme commun de la gauche bientôt présidentielle. On savait enfin ce que penser de la Russie et de la Chine. Le Cambodge avait tout dit. On commençait à regretter le shah d’Iran. Les journaux parlaient du «silence des intellectuels». On ne parle plus de la «nouvelle philosophie».

Un certain « dégel » littéraire commençait. Paul Morand allait détrôner Borgès au Panthéon: le fantastique n’était plus dans les livres, mais dans le monde (ou ce qui en restait). Paul Bowles attendait ses lecteurs au Sahara, au Mexique ou à Lanka, (courrier en poste restante aux éditions Quai Voltaire ou au journal City, paix à leurs cendres). C’était bête, mais cela donnait envie de s’acheter de bonnes chaussures et de porter des cravates, d’être méchant pour sa propre cause et non plus celle des peuples. La trilogie de Barthes: Sade ? Fourier ? Loyola ? Plus de saison: l’érotisme avait défroqué, la femme n’était plus l’avenir de l’homme, le phalanstère était à vendre (les acheteurs priés de ne pas ouvrir les placards).

Lentement, on comprenait qu’on ne nous avait pas appris à écrire. Que la nouvelle littérature ne sortirait pas du formalisme de la poétique universitaire (au demeurant toujours aussi passionnant, mais pour lui-même, sans usage ni politique ni surtout créateur). Il a fallu encore du temps pour comprendre que l’écriture n’est pas un exercice de jouissance ni d’invention, mais de mémoire et de fidélité. Pour comprendre que les mots venaient bien l’un derrière l’autre quand ils se connaissaient déjà et que «trouver» était affaire de réminiscence, tout aussi bien que phantasmer. Pour s’avouer enfin que non, décidément, le langage n’était pas «fasciste», comme l’avait déclaré Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France.

Il est revenu de mode aujourd’hui de célébrer Tel Quel, la revue et son époque. Et pourquoi pas après tout, puisqu’il s’avère qu’à cette époque honnie écrire était enjeu de destin (et non de «carrière»), que la littérature était encore l’affaire d’une communauté (même très divisée, très conflictuelle), qu’elle restait une institution au sens du nouvel académicien emblématique des années 90, l’anti-Barthes, Marc Fumaroli (et non un «marché») ?

Car, en fait de liberté libérale, les années 80 n’ont amené que le retour des usages littéraires décrits dans Les Illusions perdues: déchaînement de l’industrie culturelle dans l’ordre de l’édition, course aux prix et aux à-valoir, médiatisation des éditeurs, la terreur journalistique soft («on ne parlera pas de vous») succédant à la terreur professorale, enfin le déferlement des traductions (ce qui n’est pas un mal quand les lecteurs savent eux aussi traduire ce qu’on leur présente, plutôt que de s’identifier bêtement à l’étranger en tant que tel, comme le montre, depuis une dizaine d’années en Europe, l’américanisation culturelle des classes défavorisées, même intellectuelles).

On s’est beaucoup plaint de la «terreur» dans les lettres. Mais qu’avons-nous fait de la liberté ? Bien sûr, le bilan d’une décennie confuse reste à faire. Mais force nous est de constater l’invisibilité première du nouveau, pour employer une catégorie de Roland Barthes. Les sages et studieuses années 90 sont essentiellement récapitulatives: tout doit être commémoré, revisité, réédité, rejugé. Alors voici les oeuvres complètes de Barthes. Il paraît étrange d’ouvrir ces deux premiers volumes, dont la reliure trop faible dans la main contient pourtant quelque 1500 pages de papier Bible par volume. Pour quelle résurrection a-t-on préparé ces demi-catafalque de carton illustré ?

Dans le premier tome, trois grands dossiers: Racine arraché tout sanglant à Thierry Maulnier et rendu à son étrangeté, puis les adorables et vachardes Mythologies qui explorent à chaud la culture matérielle des années 60, enfin la construction de la sémiologie sur le strict fondement structural de la linguistique saussurienne supposant la rupture programmée avec la rhétorique antique (tentative intellectuelle dont on n’a jamais fait véritablement l’histoire, les « sémioticiens » se contentant aujourd’hui d’abandonner lâchement leurs néologismes baroques au profit des catégories classiques, qui décrivent toujours les effets du discours et non sa nature).

On peut revenir un instant, pour s’amuser, sur quelques jugements définitifs de La nouvelle Citroën dans les Mythologies: «Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques: je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. La nouvelle Citroën tombe manifestement du ciel dans la mesure où elle se présente d’abord comme un objet superlatif Il ne faut pas oublier que l’objet est le meilleur messager de la surnature: il y a facilement dans l’objet, à la fois une perfection et une absence d’origine, une clôture et une brillance, une transformation de la vie en matière (la matière est bien plus magique que la vie), et pour tout dire un silence qui appartient à l’ordre du merveilleux» (p.655). Dans cette longue citation, je vois tout l’art de Barthes: tout élément est subtilement paradoxal et provocateur, destiné à piquer (les amateurs de cathédrales comme ceux de voitures, les admirateurs de la vie comme ceux de la technique).

Le deuxième tome contient le Système de la mode qui concluait de l’analyse sémiologique des journaux de mode qu’ils disent tous la même chose et que rien ne changera dans leur discours. Puis l’Empire des signes, un essai d’un temps loin-ain où les Japonais n’étaient pas des «fourmis» pour tous les Français (il faut dire qu’ils ne faisaient pas encore de voitures). Enfin Le plaisir du texte où toute une génération est venue apprendre que le plaisir n’était pas forcément de droite et qu’il ne fallait pas «par morale» suspecter l’hédonisme: à droite comme à gauche, selon Barthes, on croit — «toute une petite mythologie» —que le plaisir est une chose simple, «ce pourquoi on le revendique ou le méprise».

Dans le langage de l’époque, Barthes disait que le plaisir de la lecture est «une dérive, quelque chose qui est à la fois révolutionnaire et asocial et ne peut être pris en charge par aucune collectivité.» (p.1505). On apprenait à être seul, dans la lecture comme dans la peine.

Ch. C.

Roland Barthes, Œuvres complètes, Seuil, 1995.

(Le Passe-Muraille, No 18, Avril 1995)

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