Mon salut ajourné
L’épistole d’Amélie Nothomb
Quand je passe à la radio ou à la télévision, il m’arrive d’être si crispée que je me mets à dire absolument n’importe quoi. Ce n’est pas grave, car quelle que soit l’horreur que j’ai proférée, je l’oublie à la seconde.
Hélas, il y a des témoins.
L’autre jour, je passais aux informations sur France-Inter, en direct. Il faut savoir que j’ai écrit un roman où le héros, immonde et brillant prix Nobel de littérature, se joue des interviews avec une mauvaise foi et une grossièreté admirables. Est-ce pour cette raison que tant de journalistes viennent me poser des questions ? Ils semblent espérer, avec cet étrange masochisme si typique des médias, que je sois aussi monstrueuse que mon personnage. Et de fait je le suis, mais une apparence peu appropriée et une politesse atavique m’ empêchent de le montrer autant que je le voudrais.
Ce vendredi 13, donc, le journaliste de France-Inter me posa cette question: «Que pensez- vous des écrivains ?»
Je sautai sur cette occasion de dire des saletés, pensant: «Là, tu peux y aller, tu ne vexeras personne: après tout, tu as le droit de dire du mal à ton sujet». Et je me répandis en invectives. A cet instant, j’ avais sincèrement oublié que je n’étais pas le seul écrivain sur terre. Par exemple, j’avais oublié que l’autre invité des informations était un membre de l’Académie Française. Quand j’eus achevé ma catilinaire, je vis que l’assemblée me regardait avec terreur et hilarité, et que l’ Académicien était verdâtre. (Mon admission au sein de l’ Académie Française est ajournée).
Une heure après l’émission, un vieil ami, juré à de nombreux prix littéraires, me téléphona: «Vous avez perdu la raison ? Je fais tout ce que je peux pour vous gagner des voix, et vous démolissez mes efforts en quelques phrases idiotes. D’ abord, si vous pensez tant de mal de la littérature, vous feriez mieux de cesser d’écrire».
(De fait, trois jours après, les rares prix littéraires où j’avais une chance me filèrent sous le nez).
Les blâmes de cet ami me consternèrent. Car enfin quels que fussent les blasphèmes que j’avais vomis lors de cette émission, ils étaient tous contenus dans mon roman. Devait-il y avoir une version littéraire et une version médiatique ? Et puis, j’avais raison de dire du mal des écrivains et de l’ institution littéraire. L’univers se porterait tellement mieux s’il pouvait se passer de ce chancre en continuelle expansion. Cesser d’écrire ? C’est mon rêve. je suis en train d’écrire mon seizième roman (Hygiène de l’ assassin est le onzième) et comme d’habitude je me dis: «C’est le dernier. Après, tu seras guérie. Tu pourras devenir quelqu’un de bien».
Hélas, chaque fois que j’écris le mot «fin», je sens le prochain bouquin dans ma main et je sais que le salut est ajourné. Encore heureux que j’aie de grandes exigences physiques, sinon j’ écrirais encore plus.
Alors je réponds à tous ceux qui qui m’ ont reproché ces propos: «Depuis quand un malade n’a-t-il plus le droit de se plaindre ?»
Le journaliste de France-Inter me demanda ensuite si j’ espérais gagner le Nobel. Je rétorquai en riant qu’avec un bouquin comme Hygiène de l’ assassin mes chances de Nobel étaient sérieusement compromises.
Mais à présent, tout compte fait, je trouve que je mériterais de gagner le Nobel, à titre de dédommagement.
A. N.
(Le Passe-Muraille, No 4, décembre 1992)