Le Passe Muraille

Mon auberge espagnole

Lire et relire Ramon Gomez de la Serna,

par Gian Gaspard Kasperl

On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d’images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petit fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que “les boeufs ont l’air de sucer et de resucer constamment un caramel”, à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que “bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère”.

Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les “minutes heureuses”.

Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme un surcroît de présence: “Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes… Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent”.

Ou bien: “Le soir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable”.

Ou encore: “Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière”.

Greguerias

(florilège)

Dans l’accordéon, on presse des citrons musicaux.

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L’âme quitte le corps comme s’il s’agissait d’une chemise intérieure dont le jour de lessive est venu.

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Lorsqu’une étoile tombe, on dirait que le ciel a filé ses bas.

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Le S est l’hameçon de l’abécédaire.

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Lorsque le cygne plonge son cou dans l’eau, on dirait un bras de femme cherchant une bague au fond de la baignoire.

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L’eau de Cologne est le whisky des vêtements.

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La musique du piano à queue déploie son aile noire et nocturne d’ange déchu désireux de regagner le ciel.

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N’ayez crainte : la femme qui s’enferme à double tour après une dispute va non pas se suicider mais tout bonnement essayer un chapeau.

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Le mot le plus ancien est le mot « vétuste ».

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La tête de mort est une horloge défunte.

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L’ennui et un baiser donné à la mort.

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Venise est un endroit où naviguent les violons.

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Pour le cheval, la prairie tout entière est un tambour.

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Le désert se coiffe avec un peigne de vent ; la plage avec un peigne d’eau.

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Rien ne donne plus froid aux mains que de s’apercevoir que l’on a oublié ses gants.

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La nuit portait des bas de soie noire.

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Le baiser n’est parfois que chewing-gum partagé.

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Les larmes désinfectent la douleur.

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Il est des femmes qui croient que la seule chose importante chez elles est ce rien d’ombre qui ourle leur décolleté.

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Ramon Gomez de la Serna. Greguerias. Traduit de l’espagnol par Jean-François Carcelen et Georges tyras. Préface de Valéry Larbaud. Editions Cent Pages, 1992.

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