Le Passe Muraille

Messac exaucé

Variations  en abîme de Fabrice Pataut

sur des thèmes plastiques et poétiques

de son ami artiste Ivan  et d’un certain Pessoa…

C’est Fedor Klepsévitch, le chien de l’Est qui aime tellement planter son fanion rouge où bon lui semble, à qui vous êtes redevable une fois de plus d’avoir montré le chemin.

Série Klepsévitchin Carnet retrouvé à Malakoff

Celui de Lisbonne, cette fois-ci, dont il vous a dit non sans humour, de retour de la Confeitaria Nacional où l’on déguste debout de délicieuses pâtisseries poudrées de sucre : « C’est gentil, là-bas ». Signifiant heureusement le contraire. Et, ô surprise ! Lisbonne — mais oui — est habitée. Et n’est pas gentille du tout, fort heureusement, comme le serait un désert de l’âme. Vos portraits de son ambassadeur honoraire Senor Gil Ghuessoa en témoignent aujourd’hui. On ne pourrait croire autre chose, même en buvant un cognac grec, et la mélancolie de ces figures du dernier hétéronyme de Fernando Antonio Nogueira Pessoa le prouvent.

J’utilise le vouvoiement comme un porte-cigarette, pour mieux incommoder encore avec ma fumée, plutôt que pour marquer la distance. Et puis, comme c’est un privilège de la messacquerie que de diviser depuis toujours l’espace de la toile — littéralement bien que faussement dans La Sainte Trinité (1970),

La Sainte Trinité 

faussement mais efficacement dans La pêche n’est pas miraculeuse (1973) —

La pêche n’est pas miraculeuse

c’est aussi une manière de m’adresser en même temps à toutes tes incantations, de La muse (gouache, 1967)

La muse

à la série des tissus imprimés et polystyrène, notamment Gelato al limone(2004).

Gelato al limone

Le pluriel m’est utile. J’y reviendrai. Sur la division de Messac, la nécessité qui en découle de dire « vous »pour en nommer plus d’un sans avoir à faire une liste ennuyeuse regroupant sans ménagement et la muse et la glace au citron.

Je reviens à la Confeitaria de tout à l’heure qui, je crois, plut tant à Fedor à cause des dragons affectionnés par l’ambassadeur (Intranquilité).

Intranquilité

On peut conjecturer que le chien malin a dû courir après, sans avoir peur des flammes. Bon.

La vraie question est « Qu’y a-t-il dans un dragon ? »Mieux encore, pour peu qu’une question en éclaire une autre : « Qu’y a-t-il dans un dragon qui puisse tant intéresser l’ambassadeur ? »Et puisqu’on s’avance encore, histoire d’y mettre un terme : « Qu’y a-t-il chez Ghuessoa que Messac se mette en tête de le peindre ainsi entouré de bêtes étranges ? »

Je suggère que la réponse se décline en deux temps : avec Bureau, pour commencer, ensuite avec Ophélia, car de tels animaux ne courent pas les rues.

Ophélia

Plusieurs Messac s’en occupent : celui de 1967 et celui de 2004. Le premier en ouvrant grand les yeux, le deuxième en distribuant des rondelles de fruit. Mais Ghuessoa, qui rêve éveillé et n’aime point les glaces, se désintéresse aussi des femmes. Pas toujours, mais assez souvent quand même. Ou alors elles lui font peur, comme semble l’indiquer La ballade de Jean Seul.

  La ballade de Jean Seul

Notre homme porte ici le chapeau d’Alvaro de Campos et affiche l’indifférence de Ricardo Reis pour toutes choses, divines ou terrestres. Il est les deux à la fois, non seulement de votre point de vue, mais également de celui de José Almada Negreiros qui les avait dessinés tous les deux pour la fresque murale de la faculté des lettres de Lisbonne. C’est dit ici dans un autre style, mais c’est dit néanmoins, et j’aime beaucoup qu’il s’envole ainsi par la droite, les pieds au sec sur une volée de marches à la rambarde métallique.

Vous faites voyager votre Ghuessoa. Contre son gré, bien sûr, dans le bateau en papier qui revient de Durban avec le corps de sa sœur défunte, Madalena Henriqueta — « Teca » —, mais aussi chez lui, là où il est le plus orthonyme, grâce aux cœurs répétitifs de l’abat-jour (encore Ophelia). Cette solitude est déjà dans La pêche n’est pas miraculeuse, où l’albatros saignant se moque des pêcheurs, et plus encore dans Le verre sans tain (1976) qui, d’un simple retour de la main, renvoie les femmes à leur monde de femmes.

Le verre sans tain

J’aimerais pour finir revenir à In vino veritas, à Miroir de dos — si bien nommé — et à Bureau.

Bureau

À trois reprises, on se demande ce que vous faites. Vous, c’est-à-dire l’ensemble des Messac réunis, en compagnie de Ghuessoa. Je suggère qu’il y a un différend entre vous tous ; plutôt une querelle qu’un vrai démêlé où chacun voudrait absolument avoir raison. Vous essayez d’attraper l’homme par les chaussettes, puis vous lui opposez une chaise (puisque par ailleurs tout est vert). On se demande sans cesse à quoi pense Gilles Ghez, soit qu’il regarde le vide, soit qu’il contemple son verre à pied (saine occupation). Il y a deux matières distinctes : l’acrylique pour l’ensemble, qui doit rester d’une seule couleur sur toute la surface, et une autre, peu importe laquelle, pour le rotin et les chaussettes-avec-chaussures.

Peut-être pense-t-il à ses propres poèmes, du genre de ceux qu’on écrit au coin d’une table ; non pas chez soi, assis à son bureau (Bureau), mais au café où l’on est enfin tranquille pour réfléchir sur quelques unes de ses incarnations avant de s’en aller soi-même (Miroir de dos etIn vino veritas, une fois de plus).

Miroir de dos

Le premier poème de l’homme en haut à gauche s’intitule À ma chère maman.

In vino veritas ; Les méditations de Jean Seul n°1

C’était non seulement son premier quatrain, mais également la première chose écrite par la série de ses incarnations successives ou simultanées. Autrement dit par Pessoa à sept ans. Que dire d’autre ? Rien. À ma chère mamandoit avoir le dernier mot. Et là, Messac, qui l’a si bien senti du premier coup, a vraiment bouclé son affaire.

*

Note: « Messac exaucé » est paru avec sa traduction anglaise dans le catalogue Ivan Messac : Pessoa é um outropublié par la galerie António Prates à l’occasion de l’exposition d’Ivan Messac à la galerie lisboète du 9 mai au 9 juin 2008. (La traduction anglaise est de Inês Marcelo Curto et Vanda Oliveira.) C’est le peintre Gilles Ghez qui apparaît dans les toiles de cette exposition, et une complicité à trois entre Gilles, Ivan et moi, qui m’a conduit à transformer le premier en Ghuessoa et le deuxième en son biographe fictif.
Le texte original français est reproduit ici avec des modifications mineures, accompagné de photographies d’œuvres d’Ivan Messac qui ne figurent pas toutes dans le catalogue.
Le dessin du chien au fanion rouge est extrait de Fedor Klepsévitch, Artiste Fanioniste, récit d’Ivan Messac, suivi de Carnet retrouvé à Malakoff, Villa Tamaris, La Seyne-sur-Mer, publié à l’occasion de la présentation des dessins originaux d’Ivan Messac à la Bibliothèque de la Villa Tamaris du 15 au 22 novembre 2003.
Je remercie Ivan Messac d’autoriser cette republication, ainsi que Gilles Ghez, António Prates et Robert Bonaccorsi.
On peut écouter Ivan Messac parler de l’exposition Pessoa é um outrosur You Tube dans « Histoire de Tableau n° 8 » :
https://www.youtube.com/watch?v=LfugsGvlX-Y
Pour l’œuvre d’Ivan Messac, on consultera le site de l’artiste :
http://www.ivanmessac.com

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