Le Passe Muraille

Mercanton seigneur proustien

Le lendemain de Pâques 1990, Jacques Mercanton fêtait son 80e anniversaire. Belle occasion de rencontrer ce très grand monsieur de la littérature suisse de langue française, dont l’importance de l’œuvre reste souvent encore ignorée, surtout en France. Rencontre mémorable arrosée de whisky…

par JLK

C’est un écrivain d’envergure européenne que Jacques Mercanton. Avec L’été des Sept-Dormants , admirablesymphonie romanesque où se concentrent ses thèmes essentiels, le romancier nous a donné, il y a un peu plus de quinze ans de ça, son chef-d’œuvre, et sans doute le meilleur roman publié dans nos contrées après l’ère de l’immenseRamuz.

 

Depuis lors, la publication des Œuvres complètes de JacquesMercanton nous a permis de mieux réévaluer la pénétration magistrale de l’essayiste et du penseur, ami de James Joyce et d’André Malraux, qui parle avec autant de subtile autorité de Thomas Mann et de Pascal, de Lawrence d’Arabie ou de Monteverdi, que de Molière ou des fins dernières de la vie, dans le style limpide et somptueux qui l’apparente aux classiques de notre langue.

 

Des fenêtres de l’appartement de JacquesMercanton, où le temps paraît s’être arrêté, la vue donne sur les grands arbres du parc du Denantou et les rives lausannoises du Léman. Au mur, un beau paysage de Vallotton. Sur la bibliothèque, le portrait du général de Gaulle, vénéré par notre hôte. Entre nous, une première bouteille de whisky, dont la flamme liquide réchauffera, trois heures durant, la conversation cousue de digressions dont nous ne débobinerons, pour le lecteur, que le fil rouge…

 

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— Quel est le sentiment dominant, Jacques Mercanton, que vous éprouvez à cette étape de votre vie? 

— Lorsqu’on a fêté le 80e anniversaire de Thomas Mann, le 6 juin 1955, à Zurich, j’ai assisté à une petite scène mémorable, entre l’écrivain et une dame trémoussante, au dernier degré de l’exaltation, qui le harcelait avec ses «Meister! Meister!» et toutes sortes de congratulations. Alors Thomas Mann, assez fraîchement, lui déclara: «Chère madame, je vous remercie, mais n’oubliezpas que 80 ans est une maladie mortelle.» C’est ainsi que je l’ai ressenti àmon tour. Quant à Thomas Mann, qui est, soit dit en passant, le romancier que j’estime le plus éminent de notre siècle, il en est mort trois semaines plus tard… De surcroît, j’éprouve deux autres sentiments. En premier lieu, celui d’un accomplissement: il me semble avoir écrit ce que j’avais à écrire. Et puis j’ai l’impression de n’appartenir plus tout à fait au monde environnant. Je suis né en 1910, dans un univers bourgeois qui n’avait guère changé depuis le siècle précédent. Ensuite, nous avons été confrontés à cette succession de catastrophes qui vont du krach de Wall Street à la bombe atomique. Notre siècle est dominé par la science et la technique. En ce qui me concerne, j’avoue ne m’être jamais intéressé à celle-là, pas plus qu’à celle-ci. Ce qui m’attiraiten priorité, c’était la littérature, la philosophie et l’art – tout ce qui est immuable, en somme. Voyez Beethoven: qu’y ajouter?

— Vous semble-t-il assister à une décadence? 

— Disons plutôt à une métamorphose. Honnêtement, cependant,mon premier mouvement serait de trouver que le monde actuel se prolétarise. On parle de culture de masse, n’est-ce pas? Or il n’y a rien de plus grotesque à mes yeux. Qui dit masse exclut la culture au sens où je l’entends. Je ne veux pas dire que la culture doive se borner à une élite, mais le rapport que nous entretenons avec la culture est d’abord personnel, intime et exigeant. La culture n’est pas qu’un stock de connaissances ou qu’un vernis plus ou moins brillant: c’est une façon d’être et de vivre, c’est aussi une façon d’aimer et de donner une signification spirituelle à nos actes. Ce qui me frappe dans le monde contemporain, où les gens paraissent si satisfaits d’avoir la télévision – ce qui n’est pas mon cas: j’ai horreur de ça – et quantité d’appareils admirables qui leur permettent d’écouter de la musique, c’est qu’ils ne chantent plus. Certes les chorales et les festivals foisonnent, mais les gens, individuellement, ne chantent plus. Jadis, les fournisseurs fredonnaient des airs sur leur bécane, ou bien c’était la petite Suisse allemande qui chantait la Vreneli du Guggisberg à sa fenêtre. Pour être dénué de prétention esthétique, ce chant-là, tout spontané, représentait une pure expression de la vie; et c’était une forme de culture aussi. A présent, la personne qui ne dispose pas encore d’une machine à écosser les pois ne chante plus comme elle l’aurait fait, hier, des airs de Doret ou deDalcroze, mais elle écoute L’enchantement du Vendredi-Saint de Wagner sur son installation de haute fidélité. On me dira que c’est le signe d’une très grande élévation du niveau de la culture. Pour ma part, je n’en suis pas convaincu.

—  Dans l’annuaire du téléphone, votre nom est toujours suivi de la mention «professeur». Cela vous a-t-il été difficile d’harmoniser l’enseignement et l’écriture ? 

—  Cette mention date de mon retour de Florence,quand j’ai commencé d’enseigner au Collège classique, où je me suis efforcé d’obtenir un statut un peu spécial: je désirais n’enseigner qu’aux grands garçons de 14 à 16 ans. Cela me permettait de parler littérature. En outre, je dois vous dire que, si mignons qu’ils soient, les petits font un tel chahut avec leurs pieds qu’après sept heures de ce régime vous n’avez plus qu’à vous coucher; tandis qu’avec les grands, vous pouvez somnoler de temps en temps. Et puis c’est un âge très affectif. Il y a chez ces garçons un besoin de s’épancher que le maître peut satisfaire, plutôt que le père, trop souvent absent. Le secret de l’enseignement, c’est en effet d’écouter le plus possible. Enfin, j’estime que les activités de l’écrivain et du professeur ne sont pas du tout antinomiques mais complémentaires. Ne s’agit-il pas avant tout, dans un cas comme dans l’autre, de communiquer?

—  Tenez-vous un journal ou des carnets, et, si oui, comptez- vous les publier un jour? 

—  Je m’y suis exercé pendant une dizaine d’années. Cela représente la valeur de quelque vingt-cinq cahiers de grand format et s’interrompt en 1968. Je me suis alors arrêté, estimant que je me répétais. J’ai désigné les personnes qui consulteront ces écrits après ma mort afin de voir s’il y a quelque chose là-dedans qui vaut la peine d’être publié. Je leur ai recommandé la plus extrême sévérité…

—  À supposer, comme on l’a conjecturé, que le Prix Nobel de littérature vous honore un jour, quel «message» aimeriez-vous diffuser à cette occasion? 

—  Il va de soi que je n’y ai jamais pensé! Alors quoi? Ecoutez, je dirais… pure hypothèse, n’est- ce pas?… je dirais qu’il faut qu’aujourd’hui la littérature se retrempe aux sources de la vie et, inversement, que la vie se retrempe aux sources de la littérature…

 

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Jacques Mercanton. L’été des Sept-Dormants, Livre de poche suisse, L’Age d’Homme,1981. 

Œuvres de Jacques Mercanton, Aux Editions de l’Aire, en 11 volumes. 

 

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