Mélomanies de Pierre-Olivier Walzer
En 1999 paraissait un nouveau volume de la collection «Paroles Vives», à la Bibliothèque des Arts, constitué des Entretiens de Pierre-Olivier Walzer avec Jean-Louis Kuffer. En outre, l’écrivain publiait ses Humanités provinciales, où il évoque son enfance et son adolescence à Porrentruy. Le texte qui suit est extrait de nos entretiens.
– Quelle musique préférez-vous ?
– Ah ! dans ce domaine je suis maniaque absolument et beaucoup plus tranchant qu’en littérature. Il y a trois œuvres que je place en tête de toutes les musiques, de tous les temps et de tous les pays, qui sont, dans l’ordre:
1. La troisième Leçon des Ténèbres du Mercredy soir de Couperin; c’est la musique que j’aimerais entendre sur mon lit de mort; elle vient tout de suite après la musique des anges; mais comme je ne suis pas trop sûr de jamais entendre cette dernière, mieux vaut prendre un peu d’avance en se raccrochant à nos moyens terrestres. Mais pas chantées par n’importe quel de ces hautes-contre à la mode aujourd’hui et dont la voix de fausset fait la joie des Anglais. Non, choisissez de bonnes voix, féminines si ça se trouve, et françaises si possible. En 33 tours Erato, Nadine Sautereau, soprano, avec Janine Collard, contralto, sont incomparables. Si introuvable, revanchez-vous avec une partie de la musique sur CD du film Tous les Matins du Monde dirigée par Jordi Savall: au milieu du film, et du disque, l’héroïne se réfugie dans une église, où justement se joue cette 3e Leçon, admirablement interprétée par deux admirables (ce n’est pas une répétition, c’est du martèlement) sopranos, Montserrat Figueras et Maria Cristina Kiehr de la Capella Reial;
2. Le Quintette à cordes en ut majeur, avec deux violoncelles, composé par Schubert dans les derniers mois de sa vie. Les musicologues se cassent la tête pour expliquer pourquoi le musicien a choisi audacieusement ce groupement inhabituel de cordes qui va de pair avec un échelonnement tout aussi singulier de la hauteur des sons. Ils oublient en général de vous dire que l’adagio de ce quintette est un des sommets de la musique. Choisissez de préférence la version infiniment précautionneuse et sourdement lyrique du Weller Quartet;
3. La Symphonie liturgique d’Arthur Honegger. On pardonne beaucoup à Pro Helvetia quand on se rappelle que cette œuvre superbe est le résultat d’une «commande musicale», comme ils disent. Une musique qui tend au silence (par bruyantes, c’est vrai, pulsations ascendantes, enrichies de citations du Dies irae) et qui finit par s’y perdre. Sublime.
Et puis ? Et puis quoi ! J’ai commencé comme tout le monde par me nourrir des Brandebourgeois et du Clavecin bien tempéré, puis des sonates et des quatuors de Beethoven, puis des sonates de Mozart, des symphonies, de l’Ave verum, en attendant la Messe du Couronnement et le Requiem; à vingt ans j’étais wagnérien, à vingt-deux mahlérien, à trente, dodécaphoniste. Aujourd’hui j’ai tout entendu, et j’aime tout, ou presque, mais peut-être surtout les Vêpres de la Vierge, la Messe du Pape Marcel, tous les grands concertos de piano, tous les grands concertos de violon, de hautbois, de clarinette, les cantates de Bach, en particulier celle du Veilleur ou la triomphale Jauchzet Gott in allen Ländern (de préférence avec Agnès Giebel), le Psaume 109 de Haendel et ses concertos pour orgue, les valses de Brahms, les lieder de Schubert, les préludes de Chopin, de Debussy, et du même le Children’s Corner ou Pour la musique, les sonates piano-violon de Mozart, Beethoven, Brahms, les Variations symphoniques de Franck, les Musae Sionae de Praetorius, les Quatuors parisiens de Telemann, les Concerti grossi de Locatelli, la messe de Guillaume de Machaut (la plus ancienne connue, je crois, et que j’avais la manie de faire entendre à mes élèves du gymnase, comme d’ailleurs aussi une des messes de Schubert, ou encore la Theresienmesse, ou celle in honorem Sancti Nicolai de Haydn), les Noces, le Soldat, le Ragtime, la Symphonie des psaumes de Strawinsky, la Turanga-lîla Symphonie d’Olivier Messiaen, sans compter tout ce qui est à deux pianos, la Fantaisie de Schubert, la sonate de Poulenc, la sonate de Stravinsky, Scaramouche de Milhaud, les Visions de l’Amen de Messiaen, et tout ce qui tourne autour du Bœuf sur le toit, le Bal martiniquais, de Darius Milhaud encore, ou, du même, le Carnaval à La Nouvelle-Orléans…
Bref, ma boulimie musicale a tout embrassé, des madrigaux de Marenzio à Harold en Italie de Berlioz, du Chant des Oiseaux de Clément Jannequin au Réveil des Oiseaux de Messiaen, des mélodies de John Dowland aux lieder d’Hugo Wolf, de la Déploration sur la Mort d’Ockeghem de Josquin Desprez à la Musique funèbre pour la mort de la Reine Mary de Purcell, de la Selva morale de Monteverdi à Hair, du Geistertrio de Beethoven aux Gurre Lieder de Schönberg, de L’Enfance du Christ de Berlioz à L’Enfant et les Sortilèges de Ravel et aux Vingt Regards sur l’Enfant Jésus…
A quoi je m’en voudrais de ne pas ajouter un bon paquet de vieilles chansons françaises, Le roi a fait battre tambour, Aux marches du palais, Sur le pont de Nantes, Le Canard blanc, Les Filles de La Rochelle, etc., même maltraitées par Béart ou Nana Mouskouri/ Rutebeuf/Ferré
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emportant…
J’ai une sainte horreur du rock, du rip, du rap, et tiens que s’il est deux hommes qui méritent la corde, c’est l’inventeur du synthétiseur, qui a tué le jazz et (pour de tout autres raisons évidemment) l’inventeur de la tronçonneuse (responsable de la destruction de kilomètres de haies).
Je pense que l’honneur de la chanson française (qui se chante en français, si l’on veut bien s’en souvenir) est lié aux noms de Piaf, de Ferré, de Trenet, de Brassens, de Gilles, de Dassin, de Marianne Oswald, de Juliette Gréco, de Barbara, de Patachou. J’ai beau tendre l’oreille (par pure curiosité), il me semble que les bardes et divettes actuels, même secourus par de tonitruants haut-parleurs et d’aveuglants projecteurs balayant des stades combles, ne leur viennent pas à la cheville. Ce n’est d’ailleurs là l’opinion que d’un antique amateur dépassé par les événements et qui se trouve obligé d’admettre que l’avenir n’appartient pas à la musique de chambre, mais aux tourmentes sonores déchaînées en cantine ou en plein air par des contorsionnistes de renom munis d’une guitare, et que cette évolution est sans doute dans l’ordre des choses. Et il se rap-pelle non sans mélancolie qu’en son jeune âge, son père déjà le suppliait de cesser de lui casser les oreilles avec la clarinette de Benny Goodman ou de Sidney Bechet, le saxophone de Coleman Hawkins et la trompette de Louis Armstrong.
Propos recueillis par JLK