Le Passe Muraille

Mélodie

Une prose inédite de Patrick Cloux

Quelques canards tôt le matin pour la claque. Le ciel fait d’un coup dès 9 heures, salle comble. Des nuages, de grandes trouées d’une lumière aveuglante, un arc-en-ciel, la promesse d’une grande paix. Voici la féerie d’un lac. Une si grande étendue d’eau, cela pourrait être la mer. Mais on sait que cela n’est pas vrai ! Et au fond cela nous amuse. Heureux quelques fois, nous promenons nos confusions. Un hôtel durassien, blanc, vert avec plein de volets en bois, près de Thonon. Rien de très riche. Beau comme l’ancien. Le Lac Léman. La chance d’un autre silence.

Mélodie est une jeune chienne. Elle a huit mois, est grise d’un gris de chat chartreux, mais si vive qu’on la croirait d’instinct habiter une autre région de l’âme que l’ensemble des êtres vivants. Elle saute partout. Légère, inconséquente. C’est une petite levrette, maigre et fine, racée, fréquente dans les tapisseries de la Dame à la Licorne. D’où son goût immodéré des tapis, anciens et fatigués qu’elle grignote. Que de bonheur virevolté dans cette gaminerie !

Des petites gens dans un monde trop grand pour eux. — « Il fait de l’abonde ! » C’est vrai. Ce monde devient incompréhensible aussi, c’est cela sa punition, cette morbidité des zones d’ombre, où ne pouvons le saisir. Il nous renvoie à la perte, au non sens, au lent détour. On doit, on va le réduire au pré-carré qu’on domine, à nos peurs, à ce qu’on sait, à la maison — mère, ici à la chambre, à la salle à manger ancienne éclairée par les vagues, à ce jeu de sas et de reflets d’un lieu où passent sans rester des vies, des fugues, des échanges. C’est l’essence fugace d’un hôtel, son charme décalé, vieillot, cette longue horizontale d’un lac majeur à ses pieds, ce dimanche aux trois nuits fortes, à l’évidence qu’il y a à s’en aller, à rentrer, mais aussi à rêver déjà de revenir, dans ce mouvement de va et vient où fondent nos années. « Grand hôtel des valises », c’est ainsi que Dotremont, ce poète que j’aime tant, du groupe Cobra, dénommait ses écrits. Et rien n’est mieux vu.

 

 

Grand hôtel en balise, pour signifier le lieu, le signe de piste où la vie vous installe, vous perd, se trompe et vous défait. Cette langue glaciaire sous le lac d’avant m’intrigue. Quelques moraines sortent de l’eau. Elles servent aux mouettes pour s’installer. On les observe avec ce contentement imbécile et voluptueux, depuis la linéarité de la ligne d’eau et la lenteur enfin acquise des heures. L’oiseau est un mouvement de plumes. Il ne connaît pas l’ennui, farci d’habitudes et de mouvements bloqués vers le sol, le sable, le ver, le limon, ses congénères. De vieilles femmes font le lit, la cuisine, le service. Elles vous parlent et vous reconnaissent. Elles sont douces et gentilles, loin de nos espaces cariés, des douleurs trop vives de nos lèvres, de nos récentes fièvres. On les embrasserait pour deviner la poudre de riz, les petits sillons des rides, les yeux un peu mouillés. Mélodie les amuse beaucoup. Aussi la grondent-elles gentiment. C’est l’enfant courant dans leurs jambes, ces petits coups fermes de sa petite queue, gais comme un métronome, remuants comme l’archet.

De nombreux vols d’approche sur Lausanne ou Genève brusquent le temps. Mais ici la mondialité n’intéresse que l’espace aérien. Pour ainsi dire personne. Il pleut. On se joue des éclaircies. Les mouettes volent aussi mais en piquet sur de courtes distances. Elles vivent consciencieusement leur belle vie d’oiseaux, moins grosses et moins bruyantes qu’en Bretagne. Sont-elles déjà un peu suisses, luthériennes, conservant quelques raideurs d’Allobroges, vite empaillés? Elles nous regardent en biais «modianiser» tranquilles abri-tés sous une pergola blanche, la pluie glissant sur les rondes tables de jardin, le lac, élémentaire et sombre, changeant trente fois de couleurs. Cette après-midi, on retournera visiter les carrés trop savants du «Jardin des Sens », au pied du château d’Yvoire, où dorment les roses anciennes et la douce mélisse. un faisan parodié, l’armoise médiévale et les buis silencieux.

 

 

Recherche volontaire et gourmande des bons fragments, de ces retables où l’existence se charge vraiment, poursuit ces contrefeux des terres connues puis reconnues. C’est qu’il faut se débarrasser du poids de vivre, de la vulgarité, de sa prégnance qui favorise l’impuissance, sous les formes ver-rouillées de la mauvaise statistique et de sa torpeur. Le sable dresse avec l’eau d’immenses suites visibles. Elles sont les parodies d’une plage d’ailleurs. On vit mieux à de telles décalcomanies où la confusion décide des instants où on la liquide. Des spirales mais aussi des volumes creusés rapprochent un curieux traité de géomancie. Allons-nous connaître un peu l’avenir dont nos jours seront faits? Allons-nous un peu mieux nous trouver? La lyre, la tiare, l’étourneau à peine dessinés à l’instant dans la lumière sont les signes d’une accalmie. Trois corneilles viennent rider l’onde de leurs cris. Elles se battent et effacent le simple présent. Nous n’avons pas avec nous les bûchettes de divination et le gros Yi King jaune. C’est dommage, tu crois? Nous ne saurons aujourd’hui rien de plus que ce que nos yeux devinent. Le regard est ici le maître de chaque chose.

Un grand acacia élancé et élégant, fait figure d’arbre des savanes d’Afrique. Il lâche enfin ses premières feuilles, fuyant l’hiver enfin et ses brumes gelées. Partout règnent ensemble les deux principes d’identité et de contradiction. On répare les filets du rêve depuis la même étoffe que ceux de la lucidité. C’est étrange. La beauté est toujours une chance vers l’autre. Un ponton fragile et glissant. Une sorte de fil d’air, d’amour et d’humeur triste.

@Patrick Cloux

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