Le Passe Muraille

Maldoror illico presto

 

Lautréamont ou la profondeur du coeur humain,

par Jacques Roman

Il faut lire Les Chants de Maldoror (Un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure) par le comte de Lautréamont, pour entendre Lautréamont comme scripteur, scribe de Maldoror, et comprendre que Ducasse joue là avec deux pseudonymes et une absence d’identité.

 


Les Chants de Maldoror de Lautréamont, plongée dans la profondeur du cœur humain, n’en sont pas moins l’œuvre de cette absence d’identité qui a pour nom Isidore Ducasse né en 1846, mort en 1870. Quand les ai-je lus pour la première fois ? En 1965, à dix-sept ans. L’âge auquel il est convenu de lire Lautréamont (oubliant Ducasse), faisant ainsi de sa lecture une sorte de maladie comparable aux oreillons ou à la scarlatine. Ainsi la dangereuse lecture du livre le plus intelligent, relégué dans le rayon des lectures pour adolescents, on peut enfin passer à la laborieuse lecture des manuels scolaires qui vous apprendront ce qu’est LA littérature. Le tour est joué. Mais pourquoi, moi, les effets de cette lecture n’ont-ils cessé de me poursuivre ? Pour ainsi dire dans mes veines. Qu’avais-je entendu ? Qu’avais-je compris ? Peut-être cela qui fit de moi cet insomniaque en mal d’aurore…

On raconte que je naquis entre les bras de la surdité.

En lisant et relisant, c’était moi-même qui passais de la surdité à l’entendement et moi-même qui assistais à l’acte de naissance de l’entendement de ma biographie. J’entendais en ce mal d’aurore que c’est la nuit qui fait œuvre et qu’il n’est pas possible de questionner l’inconscient du côté de la conscience. Il fallait, oui il fallait mettre la conscience en état d’étourdissement ensommeillé :

Lave tes mains, reprends la route qui va où tu dors…

Entendons : mets-toi à la table de l’écrit.

Depuis ma jeunesse, combien de fois ai-je relu Les Chants de Maldoror ? Je ne saurais le dire. Comment les relire ? Je me disais : ne pas chercher à interpréter les chants, ne pas chercher à traquer le secret biographique d’Isidore Ducasse. Dès lors qu’il m’arrivait d’en être tenté, je me retrouvais en limier, menant une enquête criminelle, précédé par un parfait criminel. Quel donc l’objet du crime ? Quelle la victime ? sinon moi-même ! Je voudrais trouver ici une image qui dirait mon expérience de la lecture de Maldoror :
Enfant, j’ai vu mainte fois égorger des lapins et mainte fois vu leurs peaux retournées et suspendues sous un hangar. Je me souviens encore des après-midi pluvieux où sous ce même hangar, je m’abîmais dans la contemplation de ces dépouilles parcourues de veines grises et bleutées, rousses et noirâtres, et les deux syllabes du mot lapin restaient collées à ma langue paralysée, alors que de lapin il n’y avait plus d’apparence.

Je lis et relis Maldoror – je n’en puis faire un commentaire. Lecteur, je commence, lecteur je termine, et le mouvement recommence, la répétition se répète, l’écorcherie me reconduit au silence. J’étais averti :

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme, comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger.
(Chant I)

Quarante ans plus tard, je prends encore cet avertissement à la lettre c’est-à-dire comme je lis Lautréamont-Maldoror-Ducasse. L’entreprise d’en donner aujourd’hui la lecture intégrale à voix haute durant douze heures relève d’une nouvelle quête de lecture dont je dirai quelques mots plus tard. Mais pour l’instant il me plaît ici de rapprocher Ducasse de la contrée romande. Isidore Ducasse, dans une lettre adressée à l’éditeur Lacroix, écrit :

Paris, le 27 octobre (1869) –

… Ernest Naville (correspondant de l’Institut de France) a fait l’année dernière, en citant les philosophes et les poètes maudits, des conférences sur Le problème du mal, à Genève et à Lausanne, qui ont dû marquer leur trace dans les esprits par un courant insensible qui va de plus en plus s’élargissant. Il les a ensuite réunies en un volume. Je lui enverrai un exemplaire. Dans les éditions suivantes, il pourra parler de moi, car je reprends avec plus de vigueur que mes prédécesseurs cette thèse étrange, et son livre, qui a paru à Paris, chez Cherbuliez le libraire, correspondant de la Suisse romande et de la Belgique, et à Genève, dans la même librairie, me fera connaître indirectement en France. C’est une affaire de temps…

Par ailleurs le seul texte que nous connaissions annoté de la main de Ducasse est une page du Problème du mal de Naville où ce dernier écrit : « Nous estimons libre, dans le plus haut sens du mot, celui qui est affranchi du mal » et Ducasse-Lautréamont d’annoter :

N’écrivez pas cette phrase, puisqu’il n’y a que Dieu qui soit affranchi du mal. Et encore !

Un auteur d’aujourd’hui parierait-il sur l’influence romande pour œuvrer à la diffusion de son œuvre ? En tout cas ces documents révèlent que Ducasse ne considérait pas son œuvre comme une production délirante prise dans le seul jeu littéraire mais bien comme une entreprise clairvoyante répondant aux préoccupations de l’histoire et de la pensée qui lui sont contemporaines.
Et ce n’est certes pas le bien et le mal qui puissent nous servir d’outil pour lire les Chants, mais plutôt ni le bien ni le mal, car où Lautréamont nous entraîne, les paupières arrachées, quelque vingt mille lieues dans l’inconscient, c’est de cet outil qu’est l’écriture, la langue, qu’il nous faut nous armer. Car lecteur des Chants, nous devenons rapidement auteur et ce n’est pas, et de loin, la moindre des magies de ce livre. Faut-il avoir dix-sept ans pour pouvoir lire ainsi et dans l’entendement s’entendre sujet, s’affronter parfait criminel non incompréhensible mais à comprendre ?

Allez y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire.

Lit-on aujourd’hui Lautréamont, ce Lautréamont espérant voir promptement, un jour ou l’autre, la consécration de ses théories acceptées par telle ou telle forme littéraire, qui croit avoir trouvé, après quelques tâtonnements, sa formule définitive ? Ce Lautréamont qui écrit :

Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta littérature, telle que tu l’entends et de la mienne, il en est une infinité d’intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions ; mais, il n’y aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d’étroit et de faux à une conception éminemment philosophique, qui cesse d’être rationnelle, dès qu’elle n’est plus comprise comme elle a été imaginée.
(Chant V)

Ce qui écrit, ce qui pense, ce qui philosophe chez Lautréamont ? Ses impuissances, ses faiblesses, ses fragilités, ses douleurs, ses blessures, ses peines, ses plaies. Il y a l’urgence d’une théorie pour tâcher de ne pas succomber sous le poids de la vie.


Henry Miller dans son essai sur Rimbaud Le temps des assassins, sans doute son plus mauvais livre, déclarait que Rimbaud était mort génial de s’être voulu génial. Que veut dire en cette matière, voulu ? Rimbaud comme Lautréamont ont simplement vécu leur érotique désir d’un échange éloigné de l’écœurante sentimentalité, ses ventouses, un échange fait d’énergies infinies, d’âme à âme et de corps à corps. De ce désir nu, l’œuvre s’est faite le témoin. Les lire c’est, pour nous, puiser à leurs sources, répétition d’une répétition où reconduite la naissance d’une utopie, une future humanité, humaine trop humaine.

Certes, lorsque le 18 février, au théâtre du 2.21, Léon Francioli, Daniel Bourquin et moi-même nous entamerons la traversée des Chants, j’aurai en mémoire ce témoignage de Léon Pierre-Quint extrait de Le Comte de Lautréamont et Dieu, in Cahiers du Sud, 1930, dédié « A Roger Gilbert-Lecomte, en souvenir des Chants de Maldoror que nous avons relus ensemble (Berq, automne 1927) ».

A vingt ans, j’avais lu rapidement Maldoror, mais ce n’est que récemment que j’y ai trouvé une joie profonde. Un de mes amis, fervent adorateur des Chants, m’en récita les pages les plus éloquentes. Parfois, il se laissait aller aux transports de cette ivresse verbale et répondait par des trépignements aux hurlements sacrés du poète. Quoi qu’on en pense, c’est une manière de concevoir la critique aussi légitime qu’une autre.

… Nous séjournions, en automne, dans le Nord, sur une côte absolument dépouillée.
… L’ombre de Maldoror s’allongeait chaque soir sur la grève et ses cris de rage, malédictions et imprécations retentissaient assez puissamment pour remplir l’espace…

Mais c’est surtout à ces lignes de Roger Laporte, tirées du bouleversant Carnet Posthume publié après sa mort (Editions Lignes & Manifestes) que nous accrocherons notre réflexion sur la lecture à voix haute.

Problème : j’ai toujours cru que l’écriture, dans la mesure où elle est chemin, un cheminement, fait participer le lecteur à l’aventure. J’ai cru que le lecteur était dans la même situation que le mélomane : si l’interprétation d’une œuvre est juste, mon cœur est en harmonie (une harmonique) avec cette œuvre. Je crois qu’à cet égard la musique a un pouvoir qui fait défaut à la littérature. Aucun équivalent en littérature au lento du Seizième quatuor de Beethoven ou de la cavatine du Treizième – Reste à savoir si le lecteur est dans la même situation que le mélomane.

Oui c’est dans cette situation que nous nous voulons, offrant ainsi une interprétation en interprète, évoquant Ducasse déclamant ses phrases en plaquant de longs accords sur son piano. Et si nous désirons ainsi jouer l’œuvre dans son intégralité ce n’est pas exploit sportif, performance, mais bien, dans la durée, l’approche d’un corps de souffle et son bras tendu à l’insoumission.

Les premières lignes de l’article que consacre André Breton en juin 1920 aux Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont à elles seules justifieraient l’entreprise dont nous rêvons :

La vie humaine ne serait pas cette déception pour certains si nous ne nous sentions constamment en puissance d’accomplir des actes au-dessus de nos forces. Il semble que le miracle même soit à notre portée.

Et Breton, plus loin, d’ajouter :

Il arrive que des esprits, généreux pourtant, se refusent à admirer une cathédrale terminée : ceux-là se tournent vers la poésie qui, par bonheur, en est restée à l’âge des persécutions.

Si les surréalistes entendaient que la critique ne s’approchât pas d’Isidore Ducasse, les temps ont changé ; les écrits de Lautréamont semblent même être devenus un des lieux d’analyse privilégiée de toute une problématique moderne de l’écriture. « Les Chants, ce plasma germinatif sans équivalent » (Breton), cette écriture fondée sur la double notion de besoin et de risque sont la source d’une rapidité de trait et de jet qui nous font songer à certaines expériences musicales telle celle de John Cage. L’univers entier de Lautréamont est ce lieu où les pulsions obscures du corps (on pense à Beckett) se formulent dans une écriture, ce lieu où se lève une humanité secouée dans son agonie sociale.
Jamais les Chants n’ont été si actuels dans leur vision. Que les assistants sociaux et les animateurs, psychologues et pédagogues, faiseurs de plan politique à l’usage de la jeunesse et sa violence, écoutent et ils apprendront ! Que les jeunes gens écoutent et ils entendront, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant…

J’ajoute : répondant à la violence par la noblesse poétique de son être.

Jacques Roman

(Texte inédit paru dans Le Passe-Muraille, no 68. Mars 2006)

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