Le Passe Muraille

Majesté du chat

 

À propos du Carnet du chat sauvage de Charles-Albert Cingria,

par Fabrice Pataut

Baudelaire les aimait, de même Léautaud. Cingria est de la partie bien que d’une manière rien qu’à lui, à la fois suave, tenace et un peu — comment dire ? — analytique. Je lis et relis avec délices avouables et chafouines à la clé Le carnet du chat sauvage pour y trouver sans cesse de nouvelles merveilleusetés, une atmosphère de beffroi abandonné, de pâtisseries saupoudrées et de bahuts de ferme bien que Charles-Albert n’y ait mis aucune de ces choses.

Cingria, qui ne sait où placer la virgule pour additionner ses fractions, admire Pythagore et jusqu’à Aristoxène de Tarente, l’introducteur de la notion de coloration en théorie musicale. Nous sommes loin de l’arithmétique des instituteurs et Charles-Albert aime le souligner. Non point qu’il les pourfende, au contraire. Il y a dans ce Carnet une nostalgie méthodique pour l’enfance scolaire, de superbes imparfaits du subjonctif sans prétention, quelques juxtapositions inattendues mais non point dadaïstes et encore moins potaches (la tabagie et l’océan, l’aluminium et l’odeur du lait, figurent parmi les plus soignées).

La langue est fantasque, merveilleusement grammaticale, polie, rebelle, jamais satisfaite d’elle-même. C’est tellement peu recroquevillé et, à l’opposé, si puissant à évoquer la grandeur des petites choses, qu’on en reste un peu époustouflé. Il faut se recaler dans le fauteuil, reconsidérer ce qu’on avait lu bien trop vite et suivre à nouveau Cingria dans sa fabuleuse tribulation genevoise. Et là, nous rencontrons des bizzareries phonétiques, une tendance retenue à placer les épithètes à l’anglaise, devant le nom, et le sujet à distance du verbe, après plutôt qu’avant. Parfois aussi de faux oxymores (seconde urgence).

Un chat cingriesque baguenaude dans Genève, passe le pont de la Coulouvrenière et découvre tout à trac des gamins flapis (j’ai relu cela deux ou trois fois pour me persuader que c’était bien vrai — quel bonheur!), lesquels le nourrissent aussitôt de petits poissons, plutôt que de les foutre au Rhône. Il est rare de voir la bonté enfantine de petits diables pêcheurs un rien oisifs exprimée avec autant de compassion grâce à un gros mot qui gagne d’un seul coup une très haute noblesse.

On les devine déguenillés. Peut-être sont-ils finalement bien mis avec des shorts à revers, et complices de ceux qui, comme Cingria, préfereraient compter avec des cailloux plutôt qu’avec des chiffres. Peut-être aiment-ils comme lui les mathématiques figuratives, incarnées et vécues.

Cingria s’est transformé en mistigri sauvage en un peu moins moins de cinquante pages pour l’honneur de la superbe ville calviniste aux toits féroces quittée depuis cinq ans. Il y retrouve sa crémière, sa lunetière et une charmante petite fille qui l’accueille, bien sûr, comme un chat. Nous lui devons toute notre reconnaissance et toute notre amitié.

F.P.

Charles-Albert Cingria, Le carnet du chat sauvage, encres et estampages de Pierre Alechinsky, Fata Morgana, 2017.

 

 

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