Le Passe Muraille

L’importance d’en rire

À propos du Journal d’un homme sans importance,

par Gérard Joulié

 

Le Journal d’un homme sans importance (The Diary of a Nobody), qui fut publié pour la première fois en feuilleton dans le Punch en 1892, est une chronique familiale de la vie banlieusarde anglaise à la fin de l’ère victorienne. Le personnage principal en est M. Charles Pooter. C’est un employé modèle d’une firme de la Cité, avec ses gaucheries, ses susceptibilités, ses admirations naïves, ses indignations, ses scrupules, ses gaffes, sa modestie, son désir de bien faire, son respect des hiérarchies et son sens de la dignité. Il surveille sa vie avec autant d’attention que ses plaisanteries quand il lui arrive d’en faire. Et quoiqu’il nous soit décrit dans des situations souvent absurdes et parfois même ridicules, il s’efforce néanmoins, de façon maladroite, mais combien touchante, d’agir en toutes circonstances selon ses lumières et avec une scrupuleuse honnêteté.

La vie d’un tel homme n’offre aucun épisode romanesque. Elle est toute plate. Le personnage de M. Pooter, avec sa chère femme Carrie, son fils — l’inénarrable Lupin —, leur bonne Sarah et leurs deux amis, Gowing (un peu mufle sur les bords) et Cummings, le vélocipédiste grincheux, est aussi peu pittoresque que possible. Quand  M. Pooter sort de chez lui, il regarde le Londres d’il y a cent ans, ses comédies, ses spectacles, ses inventions, comme une sorte de supernature un peu effrayante peuplée de grands animaux auxquels il faut surtout éviter de montrer qu’on a peur.

Le Journal d’un homme sans importance nous touche par d’humbles choses, si familières et si simples qu’elles ont rarement trouvé place dans la littérature, du moins avec ce discret rayonnement, avec la même gentillesse minutieuse, avec le même réalisme attendri. Oui, c’est bien là le tableau inoubliablement comique de Londres à la fin du siècle dernier.

A l’instar des personnages de Dickens ou de Robert Walser, Charles Pooter appartient à la classe des gens d’en-bas, ceux dont la vocation est de regarder avec admiration mais sans envie le monde d’en haut. Car le sel de la terre, contrairement à l’opinion romantique, n’est pas le héros, le roi, le prophète, le guerrier, le conquérant, le révolutionnaire, le visionnaire, bref le grand homme porteur de foudres et de tempêtes, c’est le petit, le tout petit-bourgeois qui, rentré de son bureau, le soir, enfile ses pantoufles et débouche une bouteille de porto achetée chez l’épicier du coin pour fêter une augmentation de salaire avec sa femme et ses vieux amis. C’est pourquoi Le Journal d’un homme sans importance se lit non pas comme un livre ordinaire mais comme un évangile — le livre d’un dieu ordinaire à l’usage d’hommes ordinaires.

Contrairement à la littérature française (et ce pour des raisons qui crèvent les yeux: le poli de la vie sociale, le goût du français pour la grande forme, l’idée qu’il se fait de la tragédie comme étant plus «noble » que la comédie), la littérature anglaise, elle, est infiniment riche en personnages comiques.

Par personnage comique, j’entends l’homme qui est ce qu’il est irrésistiblement, par don divin. Le personnage comique n’imitera donc personne. Il ne sera pas intelligent, mais amusant. Plus qu’amusant: vivant. Il vivra au milieu des morts, mais il ne les verra pas. Il excitera en nous à la fois le rire et les larmes. On rira de lui, mais surtout on rira avec lui. Aussi ne le trouvera-t-on pas chez les riches, les gens instruits et cultivés, les puissants et les grands de ce monde. Mais c’est lui qui nous ramène à la vie quand le souci et le poids du savoir, quand l’idée de notre propre importance et le goût inné ou acquis du pouvoir avaient inoculé en nous le poison de la mort, et il nous rend bons quand l’amertume de la vie nous avait rendus cruels. Surtout il déclenche en nous le rire quand nous nous étions laissé enfermer dans cette ridicule et avilissante course aux places, aux honneurs, à l’argent et au succès. Le personnage comique est proche du saint, c’est un innocent. Il est enfermé dans son innocence comme un prisonnier dans sa tour, comme Falstaff dans sa graisse, comme Don Quichotte dans sa divine illusion, comme un saint dans son paradis.

Le personnage comique n’a pas besoin d’esprit pour assaisonner la vie quand il la trouve trop fade; il s’amuse avec lui-même comme un enfant avec des jouets de sa propre invention quand ses parents n’ont pas eu le mauvais goût de lui en acheter et d’en faire avant l’heure un enragé de la lutte pour la vie et un esclave de la société de compétition. Car le présent que chaque personnage comique dépose dans notre chausson de Noël, c’est sa propre divine et irréfutable personnalité. C’est pourquoi il passe aux yeux du monde pour un imbécile. Mais son royaume n’est pas de ce monde, même si lui-même l’ignore.

A l’instar de Falstaff, de Panurge, de M. Pickwick, de l’oncle Toby, de Don Quichotte et de Sancho Pança, de Boswell et du docteur John-son, et pourquoi pas de Bouvard et de Pécuchet, Charles Pooter justifie les voies de l’homme à l’égard de Dieu de la plus simple de toutes. les manières possibles: en étant lui-même mais jusqu’à l’extrême.

G. J.

George et Weedon Grossmith. Le Journal d’un homme sans importance. Traduit de l’anglais par Gérard Joulié. L’Age d’Homme, 240 pages. Réédition dans La Bibliothèque de Dimitri, chez Noir sur Blanc.

(Le Passe-Muraille, No 60, Avril 2004)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *