Le Passe Muraille

Quand l’imagination prend le pouvoir

 

 

À propos des Dictées de la tortue de Jean-Jacques Langendorf

par JLK

 

Lorsque Pierre Gripari mastiquait quelque feuille d’endive crue dans le restau macrobiotique de la rue Broca, il y a bien trente ans de ça, l’intense concentration avec laquelle il s’y appliquait, roulant de grands yeux à ses interlocuteurs, ne laissait d’évoquer celle de l’immense tortue du jardin des Plantes où nous allions nous raconter nos lectures de la semaine, dont l’âge affiché dépassait la somme de ceux des trois compères que nous étions alors. Pierre Gripari, comme son maître Marcel Aymé, et comme La Fontaine notre père à tous, aimait les animaux qui parlent, et c’est donc avec un sentiment de naturelle et filiale complicité que je viens de lire Les Dictées de la tortue de Jean-Jacques Langendorf, dont la nouvelle éponyme évoque précisément ce prodige intéressant, littérairement parlant, de l’animal transitant de l’état de nature à celui de la culture orale, révélant par la même occasion le trésor d’une mémoire bicentenaire.

Une tortue de Sainte-Hélène racontant sa fréquentation quotidienne de Napoléon, un ours traversant les âges pour illustrer, à son corps défendant, la pérennité de son innocence, hier sauvage et progressivement domestiqué jusqu’à l’état de peluche mitée, puis un géant de pierre au milieu de feuillages toscans, ou bien encore un satyre écorché sous le regard pensif du Titien : tels sont, entre beaucoup d’autres, les personnages des histoires apparemment abracadabrantes et néanmoins très sensées réunies dans le dernier recueil de l’étonnant conteur.

Le jeune Jean-Jacques Langendorf vécut, crois-je savoir, dans le proche entourage d’Ernest Ansermet, auquel il a d’ailleurs consacré un ouvrage compétent. Cette familiarité biographique, et son grand savoir en matière d’histoire et d’art militaires (il fut également le confident occulte du général Jomini, de Clausewitz et de Colin Powell), l’amènent ici à une manière de scoop, puisque la nouvelle intitulée Deux tombes, un homme nous apprend que le véritable auteur de l’oeuvre de Charles Ferdinand Ramuz, littérateur en mal de sujets et d’espèces sonnantes, ne fut autre que le vénéré général Guisan, père de la nation suisse encerclée par les forces du Mal. Amuser le lecteur est-il un péché, Monsieur le pasteur ? Que non pas : donc nous pardonnerons à Langendorf ce pied de nez aux cuistres alors même qu’on statufie le pauvre Ramuz avant que de l’embaumer dans La Pléiade…

 

Mais le meilleur des Dictées de la tortue est encore à venir. Dans Brillantine, par exemple, c’est l’histoire épatante d’un grand chef d’orchestre qui eut longtemps le don de ressentir la musique sous forme d’odeurs différenciées, et qu’une insidieuse contamination (un spécialiste démoniaque le poursuivant de concert en concert) priva finalement de sa grâce artiste.

La grâce du talent, la source de ce qu’on appelle l’inspiration ou le génie, la puissance douce et cruelle à la fois du créateur, enfant terrible s’il en est, constituent en somme la pointe, la marque au poinçon ou le point de fuite des nouvelles de ce recueil étrange et magnifique, dont le sommet est peut-être atteint dans Torture : travail d’esthète, où l’auteur affabule pertinemment autour de l’affreux et non moins énigmatique tableau du Titien intitulé L’Ecorchement de Marsyas.

Mais il y a là-dedans d’autres trouvailles en nombre, où l’imagination et l’érudition débridée, d’épiques ruades et de romantiques émois se relaient de la plus allègre façon, ressortissant au même élan profus qu’on suppose au petit lecteur Langendorf découvrant Mickey ou Jules Verne avant, devenu grandgousier du vice impuni, de lire et relire Guerre et paix ou Les Sept Piliers de la sagesse, ainsi que le relate la savoureuse Histoire de livres.

Pierre Gripari, avec lequel nous parlions un jour de Neuschwanstein-sur-mer (premier recueil de nouvelles de Langendorf) tandis que l’onagre du jardin des Plantes pissait gravement dans la poussière jaune, eût aimé plus encore Les Dictées de la tortue. L’on y rencontre un petit garçon qui a choisi un jour de fermer les yeux pour mieux se concentrer sur ce qu’il y a de plus intéressant en ce bas monde. C’est ainsi qu’il faut lire, aussi, les histoires à dormir debout de Langendorf: les yeux bandés, que dis-je, les yeux bandant…

JLK

Jean-Jacques Langendorf. Les Dictées de la tortue. Zoé, 2005, 193 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)

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