L’Homme qui n’est fait que de mots
Un inédit de feu Hermann Burger (1942-1989)
Bien que l’homme qui collectionne les kilowatt-heure soit capable de m’effrayer considérablement une fois l’an, il est inoffensif en comparaison de ce fantôme qui se présente plus rarement, plus irrégulièrement, et qui entre sans frapper dans ma cabane au bord du fleuve. Je veux parler de l’homme qui n’ est fait que de mots. En général, il apparaît pendant que je lis le dictionnaire. Comme d’autres lisent l’annuaire du téléphone avant de s’endormir, pour s’étourdir de chiffres et d’adresses, je me plonge dans le Wahrig, le Dornseiff, le Duden, car rien n’est aussi excitant que les mots nus quand on peut les attraper du bout des doigts et les arracher avec la racine.
Je m’imagine toujours m’être habitué à son apparition, alors qu’ il me donne chaque fois la chair de poule. L’homme qui n’est fait que de mots est aussi difficile à décrire que les mots, et tout ce qui est difficile à décrire nous fait peur. Quand il sourit, il me ressemble, quand il est furieux, également, mais dans l’ ensemble, il ne ressemble à aucun être humain, même pas au mot humain, tout au plus au mot mot. Son costume est bricolé d’ adjectifs, de substantifs et de verbes. Il étincelle comme du papier d’ étain. Ses pas rendent le son du mot pas, ses jambes sont jambeuses comme le mot jambe, ses bras minces comme le mot bras, son œil cligne comme le mot œil. Ses ongles sont crochus comme le mot ongle, sa langue jaune et violette comme le mot langue, son nez morveux comme le mot nez. Au fond, c’est un épouvantail à moineaux. Le mot homme en est la carcasse, et des milliers de rognures de lettres y sont accrochées qui bruissent quand il bouge. Sous ce survêtement métallique, il porte un sous-vêtement aux reflets brun-roux tissé de mots tels que sang, poumon, rein, cœur et foie, et sous le tissu d’ entrailles, je soupçonne une brûlure: le mot conscience. Si on pouvait le blesser, de l’encre noire suinterait sans doute de la plaie,
Il est là, aujourd’hui. Il me fixe depuis derrière, me transperce d’un regard dont je sais le sens: Suis-moi ! Suis-moi au royaume des mots ! Suis-moi et deviens un homme qui n’est fait que de mots ! Je me penche sur la machine à écrire, j’appuie mon front sur le métal frais du boîtier, et en pensée je tape le mot non sur le rouleau. Au fond, je voudrais le crier, le jeter dans son coeur quadrifolié, car il existe peut-être quand même une formule magique qui pourrait l’atteindre mortellement. Non ? L’homme rit, et son rire résonne comme les mobiles japonais au vent. Alors place-toi face au mur ! Plus un mouvement ! Puis vient la punition que je connais et que j’ ai toujours su endurer jusqu’ici. L’homme qui n’est fait que de mots me maudit. Il jette ses poignards, des malédictions étincelantes qui sifflent à mes oreilles et vont se ficher dans le papier peint en vibrant. Mais jamais, bien qu’elles ne cessent d’égratigner ma peau, ces lames ne m’atteignent vraiment, car cet homme, qui pour l’instant n’est fait que de malédictions, n’ a pas pour tâche de me faire périr. Il suffit qu’il trace ma silhouette.
En vérité, il sait aussi – et il doit – chercher à me séduire. Alors les mots commencent à chanter en lui. Ont des squelettes pendus au vent qu’ ils cessent parfois de claqueter pour se mettre à chanter. Le chant des mots: un concert d’harmonica donné par des sirènes. Ou serait- ce plutôt ce son cristallin et tranchant qu’ on obtient en passant un doigt humide sur le bord d’un verre ? J’écoute, j’écoute, j’écoute le son pur du mot bonheur . Il existe des femmes inconnues qui savent rire d’ une telle manière qu’ on croit avoir été aimé d’elles en secret. L ’ homme qui n’ est fait que de mots dispose de ce sourire dans l’ harmonie ténue qu’il tire de ses coupes en cristal de lettres, et il est si séduisant que j’en oublie à qui je fais face, de dos. Cet oubli, on pourrait l’ appeler l’écriture. Je frappe les touches L A, et elles rendent le son pur d’ un la. Oui, dis-je à l’ homme qui n’est fait que de mots. Mais il a déjà filé.
H. B.
Tiré de Ein Mann aus Wörtern, Collection S. Fischer, Frankfurt, 1983.
(Le Passe-Muraille, No 6-7, mai 1993, Voix alémaniques)