Le Passe Muraille

L’étoile du disco

Un texte inédit de Marie Gaulis

De Beyrouth à New York, tout le monde dansait sur les Boney M, ces années-là. On entendait partout la voix suave du chanteur, presque aussi basse, presque aussi caressante que celle de Barry White, dans les taxis, à la radio, dans les boîtes de nuit où je n’allais pas, où je ne suis d’ailleurs jamais allée, parce que ce n’était pas le moment, parce que des choses plus graves sont arrivées et m’ont conduite ailleurs.

Mon premier 33 tours fut un disque des Boney M. Sur la pochette, ils s’envolaient vers les étoiles, avec leur coiffure afro et leurs tenues scintillantes de cosmonautes de pacotille ; ils étaient légers comme bulles de savon, ils étaient angéliques et érotiques. Ils chantaient des airs faciles, des mélodies qui restent comme certains parfums trop lourds, sur des paroles que je ne comprenais pas. Qu’importaient du reste les paroles, il s’agissait d’autre chose : du rythme, de la chaleur des voix, immédiate, charnelle, d’une qualité de présence sous les paillettes du disco qui perdure encore aujourd’hui.

Si mon oreille s’est affinée avec les années, si je reconnais volontiers la pauvreté répétitive du rythme et l’indigence des paroles, je continue cependant de danser, de lever les bras en une prière extatique, de rouler les hanches sans retenue sur les chansons des Boney M. Je ne les écoute pas autant que je les danse, ces chansons, dans le mystère du corps et du mouvement. Ainsi, je fredonne et j’ondule sur Belfast et Daddy Cool, Bahama Marna et Rasputin, avec une honte et un plaisir secrets.

Toutes les villes, de New York à Beyrouth, vibraient, se tordaient, s’ouvraient et se fermaient comme des bouches et des sexes au son du disco. Toutes les villes, tous les quartiers, tous les camps, tous les bidonvilles dansaient les yeux fermés et les membres déliés sur les chansons des Boney M. Oui, même Beyrouth, jetée avec fracas au milieu de la décennie étoilée du disco.

Car les Boney M furent planétaires, dans la paix et dans la guerre, dans la famine et l’abondance, dans la promiscuité des boites de nuit et la solitude d’une chambre d’adolescente ; je ne sais quel message ils envoyaient, ces anges du disco, ces hérauts d’une époque qui mourait en lançant tous ces feux dans le ciel orange de New York, et si noir de Beyrouth, mais leurs chansons continuèrent d’être écoutées, chantées, dansées bien après le passage de la comète, leur étoile de briller bien après la fin de l’enfance.

2.

Pendant qu’ils dansaient, le monde se déchirait, de New York à Beyrouth c’était la même ligne de feu, la même ligne de basse, la même ligne de coke : ils dansaient sur les basses qui ébranlaient leur ventre, sur le grondement et le claquement des tirs qui trans-perçaient les murs et les os.

Peut-être était-ce la même frénésie qui les prenait tous, la même angoisse, la même terreur que la fête s’achève, que le jour se lève sur les visage hâves, les yeux voilés, les rues semées de seringues et d’éclats de verre ? La nuit, tout était possible, les corps se faisaient plus légers, ils s’élevaient dans la fausse lumière des pistes de danse, nimbés d’une auréole d’icône ; ils devenaient angéliques, transfigurés par la musique des Boney M, par la langueur des mots suaves murmurés par les bouches invisibles. Les corps s’aimaient sans se toucher, les corps mouraient, insouciants, à la vie brutale du dehors, aux écailles d’acier du jour, à la blafarde banalité des ruines, à la quête hasardeuse d’eau et d’amour, de travail, de reconnaissance, de paix.

Dans ce monde souterrain, où résonnaient les clameurs d’une autre fête, les échos assourdis de la guerre, la danse tenait lieu de nourriture et d’espérance, et les miliciens étaient simplement priés par les durs en costard huilé qui gardaient les bunkers de laisser leurs armes au vestiaire, leurs précieuses prothèses, le prolongement de leurs bras et de leur âme; ces armes qui donnaient un sens à la difficile tâche de se lever chaque matin, d’affronter la lumière trop franche du jour, la lumière éclatante du printemps libanais qui est violente bénédiction facilement tournée en anathème.

D’ailleurs, ils ne savaient qui bénir, qui maudire, ces très jeunes gens avec leurs visages de Fayoum, leurs rouflaquettes bouclées et leurs pantalons à pattes d’éléphant: ils s’en tenaient fidèlement, fanatiquement, joyeusement à la danse et à leurs armes, qu’ils faisaient bénir par le prêtre de la paroisse. Le matin, dans la pleine lumière du début de printemps, ou de ces claires journées d’hiver où tout résonne comme du verre, ils marchaient dans les rues vides balayées par le vent, saupoudrées de poussière, portant comme des trophées les cadavres de quelques voisins assassinés, dans Beyrouth encore endormie ou cachée derrière ses portes et ses fenêtres en carton, regardant passer le cortège macabre en se signant. Ils marchaient en troupe fière, encore tanguant du rythme du disco, les hommes tués sur leurs épaules comme des moutons ; ils brandissaient leurs armes saintes, leurs soeurs, leurs amantes, encore habités par la cadence sexuelle de la nuit, laissant dans la poussière des rues défoncées une traînée de sang, vite absorbée, vite noircie par le soleil qui monte, pareil à un jeune citron.

M. G.

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