Le Passe Muraille

Les racines du mal

Avec Le temps du mal, l’écrivain serbe Dobritsa Tchossitch, considéré comme « père de la nation » par ses compatriotes serbes, a signé  une trilogie majeure.

par Pascal Ferret

C’est un livre absolument saisissant que Le temps du mal, trilogie du grand auteur serbe Dobritsa Tchossitc. Sans équivalent dans la littérature contemporaine, ou alors il faudrait remonter à la parution, en 1983, de Vie et destin de Vassily Grossman, cet immense roman réaliste brasse la lave en fusion de notre terrible époque, tout en sondant les cœurs et les âmes d’une dizaine de personnages des plus attachants.

À l’heure où s’effondrent les régimes communistes de l’Est, et tandis que l’Europe se reconstitue à tâtons, Le temps du mal nous confronte aux conséquences humaines catastrophiques des deux phénomènes de possession qu’auront représenté les idéologies communiste et fasciste, et la tragédie particulière du peuple serbe. Voyage au bout de la nuit ponctué d’épisodes déchirants, c’est cependant, aussi, un hymne à la vie, à l’amour et ce qu’il y a de plus noble et de plus lumineux en l’homme que ce roman.

C’est le livre de toutes les trahisons, de toutes les injustices et de toutes les cruautés, et pourtant on traverse les 1200 pages du Temps du mal avec le sentiment de se purifier. Parce qu’au lieu de juger les erreurs humaines de l’extérieur, l’auteur nous les fait comprendre en nous faisant aimer ses personnages, et d’autant plus que ceux-ci sont pris au piège d’un siècle où le mal et le bien se confondent indissolublement.

Figures emblématiques de ce drame: l’agent stalinien Petar Baje- vic, secrètement attaché à l’imitation du Christ, qui sème la mort aux quatre coins de l’Europe pour liquider les «traîtres»; et Bogdan Dragovic, héros du PC serbe et vieil ami du précédent, qui choisit cependant de résister aux iniquités de Staline après avoir vu tomber les meilleurs de ses camarades.

La saga des Katic

Le grand dessein de Dobritsa Tchossitch, dont la présente trilogie est le noyau central (précédé chronologiquement par Racines, Partages et la tétralogie du Temps de la mort, qui s’achève à la fin de la Grande Guerre), consiste à retracer la chronique des Katic, famille bourgeoise dont les ressortissants mâles ont tous le virus (très serbe) de la politique.

Dans Le temps du mal, qui commence à la veille de la Deuxième Guerre mondiale et s’achève dans les massacres de l’invasion nazie et de la guerre civile, nous voyons s’affronter les idées de trois générations de Katic. Le vieux Vukasin, superbe figure de démocrate, s’oppose à la fois à la monarchie et aux communistes, avec le sentiment d’être dépassé. «On ne sait plus aujourd’hui qui est l’ennemi», déclare-t-il.

Son fils Ivan, dont la confession constitue la ligne de faîte du premier volume, intitulé Le pécheur, est un compagnon de route des communistes, type de l’intellectuel de gauche cultivé dont le Parti se sert cyniquement avant de le conspuer par la voix de son propre beau-frère.

Quant à Vladimir, fils de Milena Katic et de Bogdan’Dragovic, il incarne le jeune communiste fanatique qui rejoindra les partisans comme l’a fait Dobritsa Tchossitch lui-même, dont la silhouette discrète apparaît dans le dernier volume de la trilogie.

De nouveaux «Possédés»

Cependant, c’est avec Bogdan Dragovic, protagoniste de la seconde partie de la trilogie (L’hérétique) et Petar Bajevic, figure dominante du troisième volet (Le croyant) que nous allons au bout de cette tragédie dostoïevskienne d’après la Révolution.

Le premier est un pur apôtre du communisme, qui a toujours tout sacrifié à la conspiration, à commencer par sa femme Milena, l’un des personnages les plus émouvants du livre. Au premier abord, ce monstre d’égoïsme a de quoi rebuter. Mais de sa première épreuve (le séjour moscovite durant lequel les grands inquisiteurs du Komintern s’affairent lui laver le cerveau) à sa descente aux enfers de l’exclusion et de la torture, un grand respect nous vient pour ce vieux croyant de la Révolution.

Plus difficile paraît, en revanche, de comprendre et d’aimer Petar Bajevic, tueur avéré qui n’hésite pas à tromper Bogdan pour vivre, avec Milena, un roman d’amour pathétique. Or, à l’opposé de Stavroguine le démon froid, ce possédé nous touche, en dépit de sa férocité, par une flamme intérieure et une lumière que sa fin christique (il demande aux Allemands la grâce d’être crucifié) porte à l’incandescence.

La Révolution parricide

Indulgent à l’égard de ses personnages, à proportion des souffrances morales et physiques qu’ils endurent, Dobritsa Tchossitch n’en est que plus sévèrement critique envers l’idéologie. Lui qui personnellement a cru au communisme, se fait ici, de l’intérieur, l’analyste pénétrant de tous les mécanismes qui portent l’homme à s’illusionner, aveuglé par la lumière trompeuse de l’Avenir Radieux.

Et puis il y a, dans ce roman, une méditation profonde sur le ressentiment parricide qui alimente la fureur révolutionnaire. Comme le Christ, le Parti veut «tout l’homme», brisant jusqu’aux liens du sang. Ainsi, par fidélité au Parti, le jeune Vladimir crache-t-il sur son père devant leur tortionnaire commun — scène atroce entre beaucoup d’autres. Plus tard, sans doute, le jeune homme apprendra lui-même ce que valent les promesses paradisiaques du Parti; de même que, plus tard, Dobritsa Tchossitch transmettra sa vérité, qu’il pourrait avoir recueillie auprès du vieux Milun, merveilleuse figure de paysan dont la droiture évoque les figures de sages obscurs célébrés par Tolstoï ou Soljenitsyne.

Élève des humbles

«La vie m’a tenu lieu d’école, écrit Dobritsa Tchossitch dans son credo littéraire, la guerre d’université, les vieillards de la campagne furent mes professeurs.» Et d’ajouter ces mots décisifs: «Nos ennemis les nazis et leurs alliés locaux m’ont forcé à comprendre que la puissance du mal était illimitée dans l’être humain; les paysans et les paysannes serbes qui me protégeaient des assassins et qui me nourrissaient, mes camarades de combat avec leur héroïsme, m’ont convaincu que la force du bien, quoique plus rare, était si noble, si importante, qu’elle conférait un sens à la souffrance humaine et qu’elle sortait souvent victorieuse de ses confrontations avec le mal.»

Ainsi Le temps du mal, roman de toutes les haines et de tous les désespoirs, irradie-t-il l’amour et l’espérance.

Dobritsa Tchissitch. Le temps du mal. Editions ‘Age d’Homme, 1990. 

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