Le Passe Muraille

Les mots contre l’oubli


Sur Le chant du bosco d’ Elisabeth Horem,
par JLKLorsqu’on rappelait les crimes de Marat à sa soeur, la brave femme se contentait de répondre: «Ah, que voulez-vous, ce ne sont là que turpitudes humaines, qu’un peu de sable efface…»Or, aujourd’hui plus que jamais, le sentiment qu’un peu de sable suffit à effacer les turpitudes humaines engage certains, que l’oubli révolte, à prendre la parole et à témoigner. Les abominations massives qui ont marqué le XXe siècle ont d’ailleurs cristallisé le fameux «devoir de mémoire» qui n’empêche pas, cela va sans dire, diverses formes d’amnésie de se perpétuer; pourtant, de grands textes contemporains l’ont bel et bien honoré, sous les plumes de Primo Levi ou de Soljenitsyne, notamment.Ce thème de la mémoire comme dernier recours de la conscience humaine et comme honneur de la littérature, qui revient de manière insistante chez certains des meilleurs écrivains contemporains, est également le motif central, en de plus modestes largeurs, du bref mais très dense roman d’Elisabeth Horem. A préciser, aussitôt, que Le chant du bosco ne se rapporte pas à tel ou tel drame particulier de notre époque mais évoque des relations humaines pourries par une situation politique qui peut faire penser à l’Albanie d’Enver Hodja, aux républiques bananières ou à moult autres tyrannies de partout.Le protagoniste du roman, Peter Vaart, a fui la ville d’Obronna après y avoir vécu les événements dramatiques d’un certain été, durant lequel un attentat a été commis contre le dictateur Basilka. Incarcéré une première fois sans savoir pourquoi, il a été libéré non moins inexplicablement avant d’être jeté dans le quartier de haute sécurité de la forteresse où il a consenti, par force et par lâcheté, à un crime qu’il ne se pardonnera jamais. Tout au long du récit, dont on ne sait d’abord qui le mène, et qui devient peu à peu le témoignage de Vaart lui-même, le souci de tout ressaisir par la mémoire s’affirme alors même que l’incertitude et l’équivoque flottent sur les personnages et les péripéties du roman.

«Se rappeler toutes les odeurs», note ainsi Vaart en reconstituant une scène. «Ne rien oublier surtout. Il suffirait de trouver un jour les mots justes, pour tout retenir, tout conserver, désormais disponible à volonté, des mots beaux et parfaits, bien polis par l’usage comme le sont les mots précis et poétiques qu’utilisent les marins.» D’où le recours, à la suite de ce passage et dans le titre même de l’ouvrage, à l’image et à la fonction du bosco, ce maître de manoeuvre marine dont le chant pourrait être comparé à celui de l’écrivain menant sa propre barque…
Cette remémoration, au demeurant, n’a rien de lourdement volontaire, qui structure le roman comme un rêve éveillé. L’errance de Vaart, comme celle de Caïn fuyant l’oeil de sa conscience, est à la fois recomposition alternée d’une histoire d’amour tragique dont les pièces de puzzle se remettent en place sans jamais égarer le lecteur. S’en détachent les beaux personnages sacrifiés de Sana et de Mona, sur fond de confusion et d’abjection, mais aussi d’intense sensualité, avec une puissance émotionnelle qui rappelle les récits politico-poétiques d’un Juan Carlos Onetti; et le même sentiment de dérision désespérée, sur fond de sable effaçant toute chose, laisse au lecteur comme un goût de cendre.

Il émane des romans d’Elisabeth Horem une atmosphère d’inquiétante étrangeté, qu’on dirait tissée par la couleur et la sonorité des mots, rappelant à la fois les clairs-obscurs du peintre Edward Hopper, les dédales plombés d’Ismaïl Kadaré ou les rêveries topologiques d’Escher, alors même que cet univers envoûtant, dont le centre onirique est la cité insituable d’Obronna (ville portuaire d’un sud nordique rappelant à la fois l’Est et le Proche-Orient) est absolument original. D’une écriture très élaborée, parfois jusqu’au maniérisme (ces phrases soudain coupées ou ces dialogues indirects frisant parfois l’artifice), et construit avec la rigueur d’une composition musicale complexe, Le chant du bosco s’impose cependant, au-delà de ces apprêts littéraires, par une nécessité profonde qui en fonde aussi la beauté.

Elisabeth Horem, Le chant du bosco. Bernard Campiche, 119 pp.

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