Le Passe Muraille

Les lettres buissonnières

 

Au royaume lettré de la République Larbaud,

par Gérard Joulié

Valery larbaud jouit depuis plus d’un demi-siècle d’un renom constant et modéré. Il en connut un autre de son vivant, aussi bien au temps où sa considérable richesse le poussait à parcourir l’Europe en wagon-lit que, l’âge et l’embonpoint venant, lorsqu’il sut établir au fond de son domaine de Saint-Pourçain des communications souterraines et éminemment littéraires entre l’Allier et les plus lointains rios d’Amérique, ou les auteurs les plus singuliers du présent, de Ramón Gómez de la Serna à Joyce, les plus oubliés du passé.

Il avait montré dès l’enfance un extraordinaire appétit d’esprit: les langues étrangères, l’histoire des peuples, les religions, les littératures, il voulait tout connaître et s’y appliquait avec une ferveur attentive à l’âge ou d’ordinaire on ne fait encore que balbutier. Isolé dans un vaste château au cœur de la province bourbonnaise, auprès d’une mère veuve, dévote, protestante et autoritaire, le petit Valery nourrissait par ses lectures une imagination avide de féeries. Il vivait dans ce qu’il nommait sa thébaïde, petit bâtiment indépendant du château, et qui contenait une bibliothèque de cinquante mille volumes à faire crier de joie. Il appela ce royaume la République Larbaud, sur laquelle flottait le drapeau jaune et bleu qu’il s’était choisi.

Quand il eut dix-huit ans, on crut bon de l’envoyer voir le monde tel qu’il est. Ce monde-là, c’était l’Europe d’avant 1914. Il se mit donc à connaître et à aimer tout ce qu’on doit connaître et aimer en ce bas-monde, avant de s’envoler pour l’autre: les gazons anglais, les cités savantes, les petites filles modèles, la rêverie, la paresse studieuse, la flânerie végétative, les collections de soldats de plomb et les chapeaux de chez Locke. Il prit goût aux voyages, se gorgea de paysages, de tableaux et de concerts, et l’enchantement qui lui en vint le poussa à en fixer l’impression dans ses lettres d’abord puis dans des livres. Il publia son premier recueil en 1908. Il s’agit, on le sait, des Poèmes pour un riche amateur, qui deviendront par la suite les Poésies de Barnabooth. Poésie et fiction tout ensemble, ces poèmes étalent des grappes de souvenirs variés dans une sorte de magasin ardent, pittoresque et mélancolique. Sous le titre de Borborygmes, ce que le jeune poète, qui a couru lentement à travers le monde, déballe, c’est une merveilleuse collection de papillons sonores dans une langue déshabillée de toute rhétorique, sur un rythme percussif qui rappelle le marteau des wagons sur l’enclume des rails: «Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce / Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée / O train de luxe ! et l’angoissante musique / Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré, / Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd, / Dorment les millionnaires»…

 

Pas de madones de sleeping. Juste des rêves et du sommeil. Ces millionnaires sont sages et chastes, ils n’ont pas appris à faire le mal. Ils viennent de quitter les jupes de leurs mères. «Hélas je suis trop riche !» s’écrie Barna-booth «le Mal m’est à jamais interdit, quoi que je fasse: je suis un Riche, naturellement bon et vertueux.» Mais à sa sagesse et à ses vertus il donne des airs ébouriffés.

Le ton général est celui de l’invocation; chaque objet est élevé à la dignité d’un monde. Où vont les choses, que sont-elles ? Comme le prince de Ligne, ce jeune homme bien élevé pouvait se dire qu’il avait quatre ou cinq patries ! Il voyageait pour fuir la France et un air de crépuscule et de faillite où, passionné pour ce qui est grand, pur et whitmanien, il ne se sentait pas à l’aise. Mais ce nationaliste déraciné n’était pas un cosmopolite. Il était trop particulariste pour cela. Il ne recherchait en Europe, d’Andorre à Saint-Marin, que ce qui restait à l’écart, ce qui résistait au mouvement de l’Histoire et dont il pouvait faire sa tour d’ivoire.


Larbaud est un féodal comme Charles-Albert Cingria. Il a comme lui une certaine veine ardente et désinvolte, et cette façon exquise, égoïste et voluptueuse d’organiser une vie monacale, errante et solitaire, de travail et de plaisir. Il eût aimé faire de l’Europe, à l’image de l’Allemagne du Traité de Westphalie, une mosaïque de principautés avec cours, jardins et bibliothèques. Or le vénérable auteur de Fermina Marquez et d’Enfantines ne nous semble jamais tout à fait un dandy. L’humilité et la fringale se partagent son cœur. On trouve dans ses premiers vers, ce qui peut étonner il est vrai, une certaine ivresse whitmanienne – mais aussi éloignée d’un Jouhandeau que d’un Genet – de l’abjection: «Allez dire à la Honte que je meurs d’amour pour elle; je veux me plonger dans l’infamie comme dans un lit très doux.»

Les vertus de l’enfance, l’éloge de l’amitié, l’amour des livres, tels sont les éléments d’une morale qui repose sur une bonne inspiration instantanée plutôt que sur un système universel de valeurs (pour cela il s’en était remis à l’Eglise catholique).

Il y a, chez Larbaud, de la gentillesse à tous les étages. Il n’atteignit jamais la maturité supérieure qui fait les terribles vieillards, les pères et les grands-pères de la littérature. Il ne fait jamais appel à des passions épaisses, sensuelles ou politiques, qui s’essoufflent vite. Mais dans chacun de ses livres on sent les battements d’un cœur qui disperse un sang rose entre les lignes noires. Cet amour pour les petites filles dépouille la sensualité de ses signes habituels, la sueur, la lassitude, la perversion. Tout chez Larbaud reste frais et purement tragique. Fermina Marquez est probablement son chef-d’œuvre.

Lire Larbaud, c’est se plonger dans un monde aussi mystérieusement fabuleux et lointain que le monde de Proust ou celui de la chevalerie.

G. J.

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