Le Passe Muraille

Les fracas du quotidien

À propos de l’art singulier de Pascale Kramer

Ce qu’il y  a de singulier chez Pascale Kramer c’est que tout ce qui constitue le visage du quotidien et qui pourrait appartenir à une belle image semble constamment en rupture d’équilibre, tout comme les personnages dont on dirait qu’ils campent au bord d’un gouffre. Il y a dans cette écriture une superposition de phrases courtes, à la fois tendues et incisives, qui font que des détails insignifiants deviennent des menaces qui s’accumulent et reflètent une atmosphère, un paysage même, un état de meurtre en tout cas — on pense là aux précédents livres de l’auteure, comme Les Vivants, où deux jeunes vies sont fauchées dès le départ, ou encore à L’Adieu au Nord, où la tension entre les protagonistes est constante et débouche sur une violence qui explose de manière sourde. La maîtrise du trait fait que l’écriture s’arrête toujours au bord de l’émotion ou de la catastrophe. Et Fracas, son dernier roman, illustre bien cette espèce de pointillisme dans l’écriture : nous sommes dans un décor de rêve, en Californie, dans la maison d’un médecin français et de sa famille. Le roman se déroule sur une journée, selon la règle des trois unités. Il y a là Valérie, qui rend visite à ses parents, son frère Cyril, sa femme et ses enfants. Une menace pèse sur la maison : des inondations ont amené de l’eau dans le salon, la piscine est pleine de boue et un gros rocher, qui s’est détaché de la pente, menace de s’effondrer. Mais l’enfer du décor est ailleurs, dans un de ces huis-clos où le non-dit est plus ravageur que les éléments déchaînés, car troubles et taiseuses sont les relations entre les personnages : le fils ne parle plus à sa mère, sa femme est angoissée, Cindy, la baby-sitter des enfants, est dans le coma. La veille, elle s’est jetée contre un véhicule et le médecin français ne semble pas étranger à la chose. Le frère de la victime débarque dans la maison sans qu’on sache ce qu’il veut vraiment; comme on est en Amérique, on pense à un procès en dommages intérêts. C’est un gros garçon banal, plutôt occupé à essuyer la sueur qui dégouline de son corps. Même ce geste, combiné à son mutisme, ressemble à une menace. Valérie voudrait aider sa mère, qui n’a pas l’air de le souhaiter. Rien n’est vraiment exprimé, tout passe par le regard de Valérie qui se sent en terre étrangère, presque. On se dit, à ce moment, que si le rocher se fracassait, tous seraient emportés avec leur haine et leurs frustrations. Seule Valérie, qui observe ces êtres avec empathie tout en traquant des gestes qui pourraient être une clé pour les comprendre, réalise à quel point ce nid familial est toxique : « Y avait-il d’autres habitations en haleine sous la menace d’un pan de falaise ? Et combien de familles se réveillant étrangères à elles-mêmes ? Valérie éprouvait de l’agacement pour ce faux désert qui sentait l’aisance et la solitude, pour ce milieu auquel elle était consciente d’appartenir pour-ant, avec réserve, avec colère. »

Elle vient à peine de quitter cette famille, en emmenant sa nièce, la fragile Lucie, qu’une détonation se fait entendre. Qu’est-ce ? Le rocher qui tombe ou ce curieux biotope familial qui implose?

J.M.

Pascale Kramer. Fracas, roman. Mercure de France, 2007.

(Le Passe-Muraille, No 72, Mai 2007)

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