Le Passe Muraille

Les distances de Michaux

Sur un recueil posthume,

par Jean-Paul Jacot

Dans le ciel de l’histoire littéraire Henri Michaux (1899-1984) occupe une place de choix, disons celle d’un albatros baudelairien, mais qui se serait vu empêché de déployer ses ailes de géant et obligé de quitter son poste de prince des nuées pour explorer le plancher de l’inhospitalité mondaine.
En ce début d’année Michaux nous revient d’outre-tombe par le biais d’un recueil de textes inédits ou devenus introuvables. Les éditrices, Micheline Phankim, exécutrice testamentaire, et Anne-Elisabeth Halphern, offrent aux lecteurs un plaisir rare du fait que les poèmes qu’elles proposent – tous les inédits ne sont pas repris – s’échelonnent sur plus de 60 ans, de 1922 à 1984. C’est donc une petite anthologie qui est mise à notre disposition, où l’on retrouve la richesse poétique et textuelle qui caractérise cet auteur: des écrits de nature onomatopéique qui rappellent l’entrée du jeune poète belge dans la NRF en 1923, de larges explorations du monde intérieur de l’imaginaire et des textes plus laconiques datant des dernières années.

Mais ce livre, outre son aspect anthologique, possède une autre spécificité en ce que ces textes n’ont pas été repris en volumes. On sait que Michaux accordait un soin extrême à l’élaboration de ses poèmes, qu’il les retravaillait sans cesse jusqu’à arriver à cet état de simplicité et d’évidence qui n’est pas sans provoquer sur le lecteur un effet d’inquiétante étrangeté. Or ces textes ont été tenus «à distance» de l’oeuvre, achevés mais non inclus dans les nombreux volumes publiés. A ce titre ils ont valeur de témoignages sur l’exigence critique qui caractérise Michaux lecteur de lui-même. Sans chercher à détailler les raisons probables qui ont amené leur auteur à les maintenir à l’écart, on peut néanmoins remarquer que plusieurs de ces textes révèlent des traits étrangers (lyrisme, pathos ou mépris) à l’image de lui-même que Michaux s’est donnée (image qu’il a voulu maîtriser au point de refuser, à quelques rares exceptions près, d’être pris en photo).

Poèmes tenus à distance mais aussi poèmes de la distance comme ceux publiés en volumes. Michaux a donné à la prise de distance, à l’éloignement, au voyage (géographique ou intérieur), une importance stratégique et des formes multiples qui mettent en jeu des modalités complexes d’écriture. Ce volume, à l’instar de toute son oeuvre, chemine au gré de décentrements qui figurent une conscience anorexique devant la trop grande présence du monde: La somme de nouveaux espaces embarrasser le continent est grand encore / on va vers de nouvelles embuscades / lassé d’avoir à voir. C’est alors l’imagination qui agit, mais là aussi les mondes qu’elle crée, loin de rassurer, démettent celui qui avait cru y trouver un refuge et induisent une poétique de la perte: Dégagements. Inutiles dégagements / Les nouvelles progressions conduisent à de nouveaux / labyrinthes. Règne des labyrinthes. En ce sens Michaux eu un explorateur des déséquilibres, le passager d’entropies généralisée. L’inconnu qu’il projette de parcourir n’est pas là pour distraire de l’acedia, de l’ennui spleenétique qui pèse sur l’âme, c’est plutôt une absence où situer les désirs et les peines qui menacent. La distance dès lors révèle une tactique d’équilibriste devant le sérieux des apparences et les engorgements de l’angoisse.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *