Le Passe Muraille

Les dessous d’un monde policé

 

À propos des nouvelles de Patricia Highsmith,

par Anne Turrettini

Vingt nouvelles inédites de Patricia Highsmith, écrites entre 1938 (elle n’avait alors que 17 ans !) et 1982, ont récemment paru sous le titre Le meilleur ami de l’homme et autres nouvelles. L’éditeur, Calmann-Lévy, n’a pas jugé bon de présenter ou de commenter ces textes et les a simplement classés en deux groupes, le premier intitulé «Nouvelles de jeunesse », le second «Nouvelles de la maturité ». C’est fort dommage, mais cela ne devrait tout de même pas atténuer le plaisir que l’on éprouve à chaque nouvelle à plonger dans tout un monde.

Il est évidemment difficile de décrire à grands traits un recueil aussi important de textes. Mais l’on peut déjà dire à titre introductif que le monde de Patricia Highsmith est ici peuplé de personnages ordinaires, dont elle nous donne à voir les fantasmes, les angoisses et la solitude, ce qui est aussi une façon de pointer discrètement du doigt les travers d’une société où semblent régner l’ordre et l’harmonie.

Il y a parmi eux de nombreuses figures féminines dont certaines font immanquablement penser à Edith, l’héroïne du remarquable Journal d’Edith que Patricia Highsmith publia en 1977. La première d’entre elles est Mildred, le personnage central d’Une porte toujours grande ouverte. Celle-ci vit à New York dans un appartement grand comme un mouchoir de poche qui donne sur une rue affreusement bruyante et travaille comme employée de bureau. Elle s’apprête à recevoir sa soeur et, dans un état de nervosité et fébrilité extrêmes, s’active aux derniers préparatifs. Les retrouvailles des deux femmes, que la vie a quelque peu séparées, seront en fin de compte ratées, comme cela arrive parfois lorsque l’expectative est trop forte. Des roses pour Miss Trotte, nouvelle de la maturité, ponctuée de formules savoureuses, se déroule également à New York et a pour personnage principal, Louisa Trotte, une secrétaire d’origine européenne, d’une quarantaine d’années, dont « il (…) émanait un parfum d’aventures romantiques, comme d’une malle constellée d’étiquettes fanées qui a beaucoup servi ». Louisa, qui vit dans une pension et dont la vie est calquée comme du papier à musique, est inopinément amenée, pour la première fois de sa vie, à abandonner son travail pour s’occuper sans relâche de trois pensionnaires, Mme Holpert et ses deux petites-filles, frappées par la scarlatine. Cette rupture de rythme, qui lui donnera «l’impression étrange mais pas désagréable d’être une mite flottant dans l’espace », l’amènera tout à coup à oser rêver d’une autre vie. L’on soupçonne chez Mildred et Louisa une fragilité que seule la routine d’une vie bien réglée permet de juguler. Il n’en est rien des héroïnes de  La belle Américaine  et de «Rebecca au piano  qui semblent guettées par la folie; la première, Florence, supporte de plus en plus mal les conditions de sa vie au Mexique où elle vit avec son mari, la seconde, Rebecca est chétive et fantasmatique. Toutes deux connaîtront des destins tragiques.

En dépit du climat inquiétant de certains textes (Une si jolie petite ville , Un bien gentil monsieur, Divin enfant , Marché conclu ), l’on rit beaucoup dans ce recueil de nouvelles, et plus particulièrement dans Le château de cartes  et Le meilleur ami de l’homme. Lucien Montlehuc, qui est un homme riche, collectionne, à l’image de son propre corps, presque entièrement gainé de prothèses, les… faux, qu’il parvient, en dépit de son oeil de verre, à identifier du premier coup d’oeil. Toutefois, une erreur de jugement brisera la carapace qu’il s’est si talentueusement construite. Enfin, dans la nouvelle éponyme du recueil, véritable petit joyau, Patricia Highsmith met en scène un berger allemand et son maître dans un très joli exercice d’anthropomorphisme.

Certes, au fil du temps, le sens de la mise en scène de Patricia Highsmith s’affine et son style s’enrichit de formulations proprement géniales, mais sans les indications de l’éditeur, l’on ne saurait affirmer avec certitude si les textes qui nous sont donnés à lire datent de la jeunesse ou de la maturité de l’auteure, tant elle semble toujours avoir eu la faculté d’inventer des personnages qui s’imposent d’emblée à l’imagination du lecteur.

A. T.

Patricia Highsmith. Le meilleur ami de l’homme et autres nouvelles. Traduit de l’anglais par Martine Skopan. Calmann-Lévy, 2004, 341 pages

(Le Passe-Muraille, No 60, Avril 2004)

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