Le Passe Muraille

Les clairières perdues – Histoire septuple

Récit inédit de Patrick Lucian

« J’aurais voulu le battre, le tuer – et, plus encore, m’étant exorcisé, le mener par la main vers mes clairières perdues. »

Pierre Herbart, « L’escalier », Histoires confidentielles.

 

Il faudrait tout reprendre, tout saisir, tout éclaircir avant le crépuscule. Je me souviens d’un garçon sur la plage de Gabès vers 1992. Il portait un pantalon vert, une chemisette blanche. Ses dents étaient rieuses. Il s’assit près de moi et me parla. Je me souviens d’un vendeur de journaux dans l’aéroport de Padang, l’année suivante peut-être. Je me souviens d’un conducteur de rickshaw endormi dans son véhicule à proximité de la gare, à Hyderabad, tard dans la nuit, dans les derniers mois du siècle. La braguette de son bermuda en jean était entrouverte. Il ne portait pas de caleçon. Tant de lieux, tant de signes, tant d’images même fugitives ou trompeuses que je voudrais retenir, fixer, dont il me serait doux d’orner un autel devant lequel personne, à l’exception de moi, ne viendrait prier. Je fuyais la France, l’Europe, les débuts de la Grande Régression. Je me voulais écrivain mais n’osais rien montrer, rien soumettre à un éditeur ou à l’approbation d’un ami. Je me souviens d’un poème tracé sur le sable dans un village de l’est de la Malaisie. Je lisais Ernst Jünger et Allen Ginsberg dans les longs trajets en train – drôle de camaraderie ! Comme ce poème me parut beau que les vagues n’eurent pas besoin d’effacer. Comme ma vie, à l’aune de ce qu’il exprimait, me semblait fade et lente. Le garçon au pantalon vert me suivit jusqu’à une cabine en bois au-dessus de la promenade du front de mer. Il me dit qu’il m’aimait, qu’il m’aimait, et qu’il était prêt à partager le reste de son existence avec moi, où que j’allasse. J’accompagnai le vendeur de journaux dans les chiottes de l’aéroport, au sous-sol, avant d’enregistrer ma valise. Il ne me dit pas son nom. Je ne manquai pas mon vol. Je ne touchai pas le corps du conducteur de rickshaw, je ne dérangeai pas son lourd sommeil, mais je le regardai longtemps.

*

Comme les mots se fêlent, se creusent, s’effilochent dès que je les réunis, mais comme sans eux me voilà ahuri face à ce qu’il est nécessaire de sauver, d’arracher au désastre ou à la furie des eaux. Sur cet autel, je déposerais aussi la lèpre d’un mur, la rouille d’une poutre, les fissures d’un plafond, les ravages d’une façade. J’y ajouterais les vantaux fermés d’une église dont on a égaré les clefs, les inscriptions indéchiffrables d’une tombe, des pages noircies avec ferveur dans une soupente, que personne n’a jamais lues. Fus-je le témoin d’un meurtre, une autre nuit, dans un tunnel reliant le parking d’un stade aux rives d’un canal, ou en rêvai-je la scène ? Le garçon au pantalon vert s’appelait Badreddine. Il était pêcheur. Il me mena chez son oncle, qui l’hébergeait – qui exploitant qui ? Je compris qu’il fallait laisser quelque chose. Nous nous revîmes dans la cabane en bois, la veille de mon départ. Je m’étais inscrit aux « Langues O’ » l’année précédente et vadrouillais en Insulinde pour consolider mon apprentissage du malais. Le vendeur de journaux venait d’une île lointaine et envoyait presque tout son maigre salaire à sa famille. Sa peau était douce, ses lèvres avaient l’odeur du clou de girofle. Il me dit qu’il m’aimait, qu’il m’aimait, et qu’il était prêt à partager le reste de son existence avec moi, où que j’allasse. Aube grise sur la montagne. Basse baraque de charbonniers ou de bûcherons dans une forêt. Je m’éveille.

*

Je dus me contraindre pour ne pas baiser dévotement ce linga épais et brun que la semi-ouverture de la braguette offrait à ma vue, à Hyderabad – à ma seule vue puisque les mendiants errants, les flics en patrouille n’y prêtaient aucune attention. Images, images, quelle tyrannie exercez-vous sur moi et de quel poids chargez-vous mon bagage. Dans mon enfance, nous passions une partie des vacances dans la maison de mon grand-père et de ma grand-mère paternels, dans l’Aisne. C’était une ancienne ferme ou plus exactement ce qui n’avait pas été détruit d’une ancienne ferme au bord d’une route de campagne, dans un hameau agricole. Il y avait une courette de gravier, une vaste grange où s’entassaient des vieilleries, une buanderie, un potager terminé par une sorte de tonnelle où ma grand-mère cultivait de la rhubarbe avec laquelle elle nous confectionnait des confitures. Je m’isolais souvent sous cette tonnelle, à l’abri des suspicions, des taquineries, des jeux stupides où mon frère et mon cousin voulaient m’enrôler. Un des voisins qui avait mon âge participait à ces jeux. Il s’acoquinait avec mon cousin pour m’humilier. Sans pouvoir mettre un mot sur mon désir, j’adorais ce voisin et c’est à lui que furent dédiées, vers mes treize ans, sous la tonnelle, dans ma chambre qui donnait sur le potager, mes premières complaisances. Je l’observais à la dérobée, chacune de ses paroles, chacun de ses gestes m’envoûtaient. Mes doigts brûlaient d’effleurer sa peau, ses cheveux, de déchiqueter son chandail. M’ayant percé, il me toisait avec ironie mais eut la bonté ou l’indifférence de ne rien révéler à mon frère ou à mon cousin qui y eussent trouvé une raison supplémentaire de me mépriser. De la baraque de charbonniers ou de bûcherons, un sentier pierreux serpente jusqu’à une chapelle du quinzième siècle. Des nuages cachent les sommets.

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Cette plage de Tunisie où je rencontrai Badreddine aurait pu être vietnamienne, philippine, angolaise. Ces barques peinturlurées, ces cordages rongés de sel et ces filets que reprisaient des enfants, j’aurais pu les remarquer au Sri Lanka, au Cambodge. Images, ô images, quels chemins sournois sont les vôtres. Badreddine maitrisait mal le français mais ses trouvailles verbales, qui supplantaient mes pauvres créations, m’émerveillaient. Je contins des larmes dans le bus roulant vers Tunis. Mes promesses, savais-je que je ne les tiendrais pas ? Il me serait difficile de préciser quand et comment était née ma passion indonésienne. Il y avait eu un récit de Jack Thieuloy, des romans de Conrad, mon goût pour Aragon. De Padang, je me rendis à Medan, où je ne m’arrêtai que quelques jours, puis à Yogyakarta. Un ami m’attendait à Medan, un autre à Yogyakarta. J’étais aussi venu pour eux, pour leur candeur, leur délicatesse. Qu’il est étrange que dans un pays où les opposants politiques étaient matraqués ou déportés, où des écrivains croupissaient dans des camps, où la censure régnait, les jeunes hommes fussent si fins, si disponibles, si déliés et si exacts dans leur rapport à mes rêveries ! J’en dégageais des conclusions inquiétantes. Quand l’avion atterrissait à Roissy ou à Orly, en septembre, et que la nécessité économique m’écrasait à nouveau, comme je regrettais ma peur de la misère. Je n’oubliais pas Badreddine. Je n’oubliais pas la Tunisie.

*

Je continuerais à décorer cet autel. Je lui vouerais un ciel boueux reflété dans une flache, des brins d’herbe se rebiffant entre des pavés, les grilles closes d’un parc, des ustensiles hors d’usage relégués dans une déchetterie, les ruines d’une usine. Je reçus plusieurs lettres de Badreddine à qui j’avais communiqué mon adresse. Il s’ennuyait de moi ; les semaines se succédaient tristement à Gabès ; il considérait son travail de pécheur comme un esclavage. Quand nous reverrions-nous ? Son orthographe et sa syntaxe m’attendrissaient. Qui de lui ou de moi avait deviné les pouvoirs subtils du style ? Les paysages de Java et de Sumatra, bien plus que ceux du Maghreb, me captivaient. Mentir m’affligeait mais avais-je le choix ? Ce n’était pas mon premier voyage dans le sous-continent. J’étais descendu en train de Bombay à Bangalore puis à Hyderabad. Un dearest friend m’avait réservé une chambre à Fort Kochi, au Kerala. L’Inde me ravissait en me heurtant. Ce qui m’avait conquis ou irrité en Afrique du Nord, en Egypte, en Turquie asiatique, en Malaisie, s’exaspérait. Les pluies fréquentes, ces tons rincés, sans éclat, ces rues brusquement inondées où flottaient des détritus, ces quais bondés, ces temples vociférants, ces foules inquisitrices comblaient mon besoin de Divers. Images, images ! Je déambulais seul, cette nuit-là, à Hyderabad. Un employé de ma guesthouse m’avait rejoint dans mon lit, le verrou tiré, dans la matinée. Dormeur de vingt ans sur le siège de ton rickshaw, musculeux et cradingue, au tee-shirt délavé et au bermuda en jean, pendant quelques minutes, comme je voulus être toi !

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Nous habitions dans la banlieue d’une ville moyenne, mes parents, mon frère et moi. En quelle classe les Tourmenteurs, guides ou épigones de mon frère et de mon cousin, commencèrent-ils à se déchaîner ? Nous avions un professeur d’histoire, en quatrième, dont les allures précieuses, le langage fleuri amusaient ou agaçaient mes camarades. Ils le traitaient de tante, de pédale. Je riais avec eux. Un soir d’automne, dans une salle d’études, ils me regardèrent avec calme puis l’un d’eux qui était par hasard le seul dont l’apparence me troublait parce qu’il avait l’allure du voisin de mes grands-parents qui avait mon âge et que j’adorais me déclara que j’étais une tante et une pédale, moi aussi, que chacun le répétait dans mon dos et que le moindre de mes mouvements le prouvait. Les autres élèves ricanèrent. L’un d’eux imita ma façon de marcher, de me mettre en colère. Je ne dis rien, rentré à la maison. J’avais été étiqueté et les persécutions secrètes de mon frère, à qui mes camarades avaient relaté l’incident, s’intensifièrent. Des clameurs scandaient les péripéties d’un match de foot. Des applaudissements saluèrent un but. Je filais un type un peu plus jeune que moi que j’avais repéré sur le parking du stade, dont la dégaine correspondait à mon genre et qui s’était engagé dans le tunnel. J’hésitais à accélérer le pas pour le rejoindre quand je le vis soudain effectuer une double volte-face puis courir en direction du canal. Quatre ou cinq gaillards avaient surgi de l’autre bout du tunnel, armés de gourdins et vêtus de cuir, m’ordonnant en criant de m’écarter. Je m’agenouille devant la chapelle que protège une grille de fer, dont les statues s’écaillent. Quelques gouttes mouillent mes lunettes.

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Badreddine avait perdu sa mère à sa naissance puis son père l’avait abandonné – parti pour l’Allemagne ou pour l’Autriche. Ecolier, il était battu par son oncle à cause de sa paresse et de ses mauvais résultats jusqu’à une dispute où il se rendit compte qu’il était le plus costaud, désormais. J’ignore si Badreddine battait son oncle. Quand nous forçâmes la porte de la cabane, je m’aperçus qu’il tremblait. C’était la première fois qu’il faisait ça avec un homme, me dit-il. Il n’en aurait jamais eu le courage avec un Tunisien, me dit-il. Il avait vingt et un ans, moi vingt-huit. Inexpertes, maladroites, ses étreintes n’en furent que plus émouvantes, pour moi. Je m’accroupis sur le sable, mon poème écrit. Personne à part moi ne pouvait le lire. Des gamins du village me lorgnaient à distance et, en me voyant parler muettement, ils durent me prendre pour un fou. J’avais soigné les lettres de mon poème. J’en avais médité chaque strophe, chaque rime, chaque allitération. J’en étais fier puisqu’il n’existait pas, qu’il avait la splendeur ou la candeur d’un acte invisible, d’un jeu de cartes palestinien ; qu’il n’était que le songe d’un autre poème que des lycéens turbulents apprendraient par cœur, dont ils rougiraient et qui les bouleverserait tellement qu’ils en deviendraient acrobates, astronautes ou assassins. L’obscurité s’étendit sur ce rivage malais. Et moi, existais-je ? L’avion s’éleva au-dessus de Padang dont je scrutais de mon fauteuil les lignes architecturales comme on examine une paume. Scrupuleux, je souhaitai nommer le vendeur de journaux mais j’échouai dans mon entreprise. Il avait vingt-trois ans, moi vingt-neuf. De menues marques d’imperfection sur son visage, une fine balafre que je gardais en mémoire, que je chérissais et qui auraient leur place sur mon autel, l’odeur de clou de girofle de ses lèvres, en définitive, valaient mieux que des syllabes postiches.

*

La salle d’études était mal éclairée, je crois, et mal chauffée, lorsque mes camarades s’ingénièrent à me singer pour que j’acceptasse l’identité où ils m’emprisonneraient. J’étais un excellent élève. Eux beaucoup moins puisqu’on leur avait imposé cette heure tardive où mes parents exigeaient ma présence. Ce ne serait plus notre professeur d’histoire qu’ils imiteraient, à l’avenir, me dirent-ils, mais moi, et si je les dénonçais (mon frère les en informerait, me dirent-ils), ils me casseraient la figure. Les cinq loubards passèrent devant moi à toute vitesse. L’un d’entre eux me frappa d’un violent coup dans les jambes qui me fit chuter puis gémir. J’eus le temps, avant ma chute, de les voir disparaître au bout du tunnel, dans la nuit, là où s’était évanoui quelques secondes plus tôt le jeune type dont la dégaine m’avait plu. Je ne croisai aucun conducteur de rickshaw à la braguette entrouverte, à Fort Kochi, ni diurnement, ni nocturnement. Mon dearest friend ne s’était pas fatigué en vain : ma chambre avait du charme avec ses meubles en bois de rose, ses proportions et son balcon surplombant le lac Vembanad. J’allumai les ventilateurs, sortis un livre de ma valise. Arun Kolatkar. Kala Ghoda. Je m’assoupis. Je fus heureux durant ces deux semaines à Fort Kochi : rien donc n’en sera détaillé ici. J’enguirlanderais mon autel d’une digue rocheuse bordée de bungalows hollandais, de traversées en ferry, de banyans à la puissance colossale, d’églises portugaises et d’un terrain de cricket où des dieux distraits s’affronteraient.

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Tant de lieux, tant de signes. Comment les rassembler ? Et en quel chant les préserver ? Je me dépêchai de m’éloigner après le passage des voyous, ne sentant pas encore la douleur (une radio diagnostiqua une fracture assez bénigne), clopinant cependant, trop effrayé, trop hébété surtout pour avoir pleine conscience de ce à quoi j’avais peut-être assisté – de ce qui allait sans doute se produire et que je n’avais aucun moyen d’éviter. J’entendis ou crus entendre d’autres cris à l’extrémité du tunnel, face aux rives du canal, là où si souvent j’avais embrassé un garçon, où avec impatience, si souvent, j’avais débouclé une ceinture, déboutonné un blouson, puis le bruit d’un corps plongeant ou plongé dans l’eau glaciale me parvint – mais l’inventai-je ? Le voisin de mes grands-parents qui avait mon âge et que j’adorais est mort il y a quelques mois. Cancer du poumon. Il avait à peine cinquante ans. Badreddine s’est marié à l’approche de la trentaine. S’est-il mêlé, lors des élections, aux manifestations haineuses réclamant la lapidation des pédés ?

*

Lors de mon plus récent séjour dans cette ville, quel ne fut pas mon étonnement de constater que mon collège et la piscine municipale qui le jouxtait avaient été rasés. On a planté des arbres et aménagé un petit parc, à l’endroit : lequel parmi mes Tourmenteurs, vers trois heures et quart de l’après-midi, y promenait son chien ? Notre lotissement pavillonnaire a triste mine, aujourd’hui, avec ces herbes folles poussant partout, ces commerces sans clients, ces courts de tennis aux grillages crevés. Je ne suis pas retourné à Padang, ni sur la côte de Malaisie où mon poème avait été tracé – qu’y ferais-je, mon Dieu ? – mais les larges rues aux alentours de la gare, à Hyderabad, les banyans et les églises portugaises de Fort Kochi, de Mattanchery et de l’île de Vypeen, oui, il n’est pas rare que je les hante. Images, pieuses images, signes et souvenirs, votre fidélité m’apaise.

On a restauré la chapelle du quinzième siècle au bord du sentier pierreux, à deux kilomètres de la baraque de charbonniers ou de bûcherons ; les couleurs de ses statues choquent les gens du canton. Dans le journal local, le surlendemain, dont je feuilletai les pages avec anxiété, aucun article ne mentionnait une agression meurtrière ni une noyade accidentelle à proximité du stade. La photo déchirée d’un adolescent picard, le lointain écho d’un hurlement terrifié parachèveraient mon autel.

P. L.

(Pondichéry, Inde, Août-Septembre 2020)

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