Le Passe Muraille

Les beaux jours

(Suite autobiographique de Fabrice Pataut)

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Mots et dessins

Cet insecte de rien avait un sérieux abdomen d’une affreuse couleur bleu-gris. C’est là un souvenir très précis de l’appartement où nous étions installés, à Neuilly, au début des années soixante, aussi distinct que le souvenir de la longueur du couloir et de Maurice, Claude et Sidonie ensemble au salon. Le reste du mobilier est parti dans les limbes. Je le regrette, non parce que l’oubli a emporté une vérité, mais parce que je tiens aux lieux et aux objets dans leur rôle esthétique ; je  suis attaché aux volumes, aux couleurs, aux matières, aux arrangements. Ce sens-là, ce goût de la prosodie de l’espace que j’habite, est un cadeau de mon père qui avait, en tant que photographe de mode puis de décoration, une connaissance précise de la beauté légère. Non pas un goût sûr, comme on dit, ce qui ne manque jamais d’annoncer une imbécilité, mais exact sans calcul, juste par intuition, direct. Je dessinais, enfant, dans le deuxième appartement de Neuilly, toutes sortes de services à thé, dont un dans le style art déco que j’appelai le service Wiells [1], mais aussi des vases et des  pots de fleurs, et le salon de mon oncle et de ma tante, rue Raynouard, sans ses occupants mais avec ses meubles [2]. Plus tard, près du Champ de Mars où j’habite toujours, c’est un canapé à grosses rayures de facture baroque auquel je m’exerce pour fixer par l’image le lieu (clos, bien sûr) où se déroule le drame d’une nouvelle écrite sous l’influence de Gombrowciz, « Le banquet », publiée la première fois dans une traduction portugaise qui l’a transformée en « O banqueto » [3].

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2

 

Le dessin, depuis le début, est destiné à l’écriture. Ce n’est pas qu’il tienne une place subalterne. C’est qu’il est voué à une transformation, même quand l’écriture vient en premier, ce qui est rare : au lieu de fixer l’image, le détail ou l’idée, et de les faire passer du simple possible au genre de réalité intermédiaire qui précède la phrase, ce qui pourrait rester une illustration plus ou moins adroite incite aux corrections et même, souvent, à la refonte. La phrase née du dessin, relue avec le dessin sous les yeux, subit à son tour toutes sortes de contrariétés stylistiques par filtrage, épuration, suggestions équivoques, jusqu’au moment où la phrase respire seule et laisse le dessin définitivement de côté.

3

 

Je ne garde aucun autre souvenir de la rue de Longpont, seulement quelques aperçus très flous de ce couloir immense et l’image générale d’un espace vide au caractère provisoire. C’est parce qu’un autre lieu le destine rétrospectivement à être remplacé : l’appartement de la rue Delabordère, dans lequel j’emménage avec ma mère et ma grand-mère Sidonie un an avant d’entrer en classe de onzième. Voilà l’aurore. Voilà le fondement.

De l’appartement plus lointain encore qui, me semble-t-il, les précède, rue de Berne, Paris 8ème, je ne sais rien. Je ne suis pas certain d’y avoir séjourné plus que quelques mois. C’est même probablement faux. Mon père, je crois, l’habitait seul. Tout, jusqu’au nom, est une conjecture, ce qui fait que le 17, rue Delabordère est une boîte prodigieuse et initiatique, de manière que lorsque les gens qui racontent fuite et exil avouent, parfois d’ailleurs avec quelque fierté, que la maison de leur enfance a été détruite, je sais sans réfléchir qu’une injustice irréparable a été commise, une abomination qu’il serait odieux de pardonner. La rémission serait la pire des choses et je reste, vis-à-vis du 17, intransigeant et sans indulgence. Sans judaïsme ni chrétienté ; froid, tout à fait païen. « Trois fenêtres », dans Un jeudi parfait, dit cela sans avoir l’air d’y toucher. C’est pourquoi il n’y est jamais question des fenêtres antérieures et que, malgré la lumière d’or qui filtre depuis toujours par les persiennes de la rue de Longpont, tout, au fond, commence au 17.

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