Le Passe Muraille

L’empereur et l’esthète

   

Quand Balzac et Stendhal font collection commune,

par François Rosset

Jean Goldzink et Gérard Gengembre ont l’habitude de travailler ensemble et l’on connaît bien l’association de ces deux noms qui ont signé tant de travaux importants sur la période 1750-1848. Ils nous donnent cette fois-ci deux ouvrages distincts, mais réunis à une même enseigne: un Stendhal (par Goldzink) et un Balzac (par Gengembre) qui viennent enrichir le catalogue de la si séduisante collection Découvertes chez Gallimard.

Deux cents pages pour chacun de ces monstres qui ne s’y sentent nullement à l’étroit: c’est tout le secret de ce nouveau genre de monographies où divers modes de discours (notice, résumé, légende, citations, cartes, chronologies) s’associent à une iconographie merveilleusement débridée. Et lorsque le texte liant se déploie dans toute la fantaisie qu’autorise la formule, le héros le plus foisonnant ou le plus fuyant sera cerné, légèrement accessible au lecteur qui s’amuse en s’instruisant.

C’est ainsi que Gengembre nous raconte la grandeur du génie balzacien et les misères de l’homme sur un ton qui procède tout à la fois du tranchant de la caricature à laquelle Balzac prêta si souvent sa grotesque figure et de cette majesté insufflée par Rodin à la statue du romancier monumental («Falstaff au physique, il sera le Shakespeare de la vie privée dans l’histoire de la France moderne»).

Inspiré par les légendes, l’iconographie et, surtout, par les textes de la Comédie humaine, Gengembre se plaît à dire l’anecdotique et les ridicules du personnage (la canne de sept cents francs et les cinquante mille tasses de café), mais il ne recule pas devant cet exercice si délicat qui consiste à redire encore la puissance, l’acharnement, l’énergie, la passion qui appartiennent déjà à une mythologie.

Dans l’enchaînement des bons mots («Balzac offrira des manuscrits à la marquise qui, paralysée, ne peut plus sortir à cinq heures»), des allusions littéraires, des détails plus ou moins saugrenus, des formules ironiquement hiératiques («Hercule commence à succomber sous le poids de ses travaux»), ce sont deux histoires qui s’imbriquent de plus en plus intimement, à mesure que Balzac accède au rang de personnage de sa propre Comédie humaine: l’histoire de l’homme et l’histoire de l’œuvre ne font plus qu’une, dès lors que l’auteur, bien qu’il eût habité quinze maisons différentes, avait élu domicile fixe dans le monde de ses deux mille cinq cents personnages. «Il mourra seul, appelant en vain la femme tant aimée à son chevet, comme Goriot appelait ses filles. Il est mort, lui aussi, comme il avait vécu».

Reste alors à rendre un ultime hommage en jetant encore un coup d’œil sur le fabuleux héritage légué par cet incurable endetté. Gengembre y trouvera son compte et s’inspirera de l’Histoire des treize pour formuler une dernière et admirable synthèse: «Le roman propose un ordre idéal, condamné certes à l’échec, la futilité ou l’anonymat, mais dont la vertu essentielle reste d’intégrer des individus dans un système de valeurs, et donc de donner sens à leur vie en mobilisant leur volonté au lieu de la laisser exercer à vide sa puissance destructrice. La bande est une force, elle concentre dès lors le principe d’énergie, fondateur de l’entreprise balzacienne, comme il le fut de l’épopée napoléonienne».

Balzac avait aimé et (presque) compris Stendhal. Jean Goldzink qui appartient déjà à la troisième génération des happy few ne nous fait pas aimer H.B. (ce n’était plus nécessaire), mais il nous aide à mieux comprendre pourquoi nous l’avons aimé. Qui ne connaissait l’histoire de cet orphelin des pères qu’il avait lui-même mis à mort et d’une mère qu’il avait adorée, de celui qui s’était fait fils adoptif de la République avant d’être incompris dans la république des lettres d’une Restauration tant haïe ?

C’est une de ces histoires que l’on se plaît à relire, surtout lorsque le conteur est subtil, parfait dans la pondération, séduisant par le ton, relayé – quand le souffle de vie de H.B. devient trop haletant – par une iconographie aussi nette et contrastée qu’un texte de Stendhal. Nous suivons le monstre, le fugitif, et le commis, le vagabond militaire, séducteur, dandy ou diplomate, nous voyons se fabriquer Mr Myself, avec ses erreurs et ses errances, jusqu’à ce qu’il se mette enfin, à quarante-trois ans, à construire la sublime romance du beyliste.

Attentif à la Vie de Henry Brulard dont son ouvrage résonne de nombreux échos, Goldzink ne s’est pas caché derrière la voix de l’autobiographe. Il raconte, certes, mais en confortant nos intuitions, en rappelant nos souvenirs, en formulant nos impressions de lecteur dans des sentences parfaitement simples: «C’est cette conjugaison de tendresse sans pathos et de lucidité sans sécheresse, qui fut le prix unique de Stendhal». On aurait pu en dire autant du texte de Goldzink; Stendhal lui-même n’aurait su lui faire plus grand éloge.

Alors que Gengembre enrichissait son Balzac d’un abécédaire rayonnant dans les registres les plus divers, Goldzink remplissait la rubrique «Témoignages et documents» en respectant plus docilement les principes de la collection Découvertes. Des portraits aux jugements, de la critique aux œuvres, les grandes pistes sont tracées: dire son héros agréablement est une (bonne) chose, encore fallait-il plaire utilement. Goldzink et Gengembre se rejoignent dans la réussite autour d’une même figure: le Napoléon des lettres avait la gloire en tête et le Napoléon du moi, l’Italie au cœur.

F. R.

Gérard Gengembre, Balzac, le Napoléon des lettres. Gallimard, Découvertes.
Jean Goldzink, Stendhal, l’Italie au cœur. Gallimard, Découvertes.

(Le Passe-Muraille, No 9, octobre 1993)

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