Le Passe Muraille

Le Vendeur d’ Histoires

 

Récit inédit d’Antonio Tabucchi

La nuit est chaude, la nuit est longue, la nuit est magnifique pour écouter des histoires, dit l’homme qui vint s’asseoir à côté de moi sur le piédestal de la statue de Don José.

C’était vraiment une nuit magnifique, de pleine lune, chaude et tendre, avec quelque chose de sensuel et de magique, la place était presque vide de voitures, la ville semblait comme figée, les gens devaient être restés à la plage et ne rentreraient que plus tard, le Terreiro do Paço était solitaire, un bac mugit avant de partir, les seules lumières qu’on pût voir sur le Tage étaient les siennes, tout était immobile comme sous un charme, je levai les yeux sur mon interlocuteur, c’était un vagabond émacié avec des chaussures de tennis et un maillot jaune, il portait une longue barbe et était presque chauve, il devait avoir mon âge ou un peu plus, lui aussi me regarda et leva le bras dans un geste théâtral.

Voici la lune des poètes, dit-il, des poètes et des fabulistes, cette nuit est idéale pour écouter des histoires, pour en raconter aussi, vous ne voulez pas écouter une histoire ? Et pourquoi devrais-je écouter une histoire ? dis-je, je n’en vois pas la raison. La raison est simple, répondit-il: parce que c’est une nuit de pleine lune et que vous êtes ici tout seul à regarder le fleuve, votre âme est solitaire et nostalgique, et une histoire pourrait vous mettre de bonne humeur.

J’ai eu une journée pleine d’histoires, dis-je, je ne crois pas en avoir besoin d’autres. L’homme croisa les jambes, appuya son menton sur ses mains avec un air méditatif et dit: nous avons toujours besoin d’une histoire, même quand il nous semble que non. Mais pourquoi est-ce que vous, justement vous, devriez me raconter une histoire ? demandai-je, je ne comprends pas.

Parce que les histoires, je les vends, moi, dit-il, je suis un vendeur d’histoires, c’est mon métier, je vends les histoires que j’invente tout seul. Je ne comprends pas, dis-je. Ecoutez, dit-il, ce serait long à raconter, mais ce n’est pas ce que j’ai envie de vous raconter cette nuit, en général je n’aime pas parler de moi, je préfère parler de mes personnages. Non non, protestai-je, c’est votre histoire à vous qui m’intéresse, dites-m’en davantage.

C’est tout simple, dit le Vendeur d’Histoires, je suis un écrivain raté, mon histoire tient en ces cinq mots. Excusez-moi, dis-je, mais je ne vous comprends vraiment pas, vous ne voulez rien me dire de plus ? Eh bien, dit-il, je suis médecin, j’ai étudié la médecine, mais la science que je voulais étudier ce n’était pas la médecine, étudiant je passais mes nuits à écrire des histoires, puis j’ai passé mon doctorat et j’ai commencé à exercer, j’ai commencé à travailler dans un centre de consultation, mais je m’ennuyais avec mes patients, ce qui m’intéressait c’était de rester assis à ma table et d’écrire des histoires, parce que j’ai une imagination prodigieuse moi, et je n’arrive pas à y mettre un frein, c’est une chose qui s’empare de moi et qui m’oblige à inventer des histoires, des histoires de tout genre, tragiques, comiques, dramatiques, joyeuses, superficielles, profondes, et quand mon imagination se déchaîne c’est tout juste si j’arrive encore à vivre, je me mets à transpirer, je me sens mal, je m’inquiète, je m’ensauvage, je reste là à penser à mes histoires, il n’y a plus de place pour rien d’autre.

Le Vendeur d’Histoires fit une courte pause et répéta son geste théâtral, comme s’il voulait décrocher la lune. Et alors ? demandai-je. Alors, fit-il, à un moment donné j’ai pensé que je devais écrire les histoires qui venaient me rendre visite, et comme ça j’ai écrit dix histoires, une tragique, une comique, une tragi-comique, une dramatique, une sentimentale, une ironique, une cynique, une satirique, une fantastique et une réaliste, et j’ai apporté ma liasse de feuillets à une maison d’édition. J’y ai trouvé le directeur des publications, un monsieur très sportif qui portait des jeans et mâchait un chewing-gum. Il me dit qu’il lirait tout, que je repasse dans une semaine. Je suis revenu une semaine plus tard et le directeur des publications m’a dit: on voit bien que vous n’avez jamais lu les minimalistes américains, je regret-te mais vraiment c’est votre lacune: vous n’avez jamais lu les minimalistes américains.

Je n’ai pas voulu m’avouer vaincu et suis allé trouver un autre éditeur. Il y avait là une femme très élégante, foulard noué autour du cou, elle aussi m’a demandé de revenir dans une semaine et je suis revenu. Vos histoires ont trop de plot, monsieur, me dit la femme élégante, on comprend parfaitement que vous n’avez pas lu les avant-gardes, le plot, mon cher monsieur, les avant-gardes l’ont éliminé, faire un plot aujourd’hui c’est tout à fait dépassé.

Je n’ai pas voulu m’avouer vaincu et suis allé sonner chez un troisième éditeur. J’y ai trouvé un monsieur très sérieux qui fumait la pipe, il m’a demandé de revenir dans une semaine et je suis revenu. Vous n’avez pas la moindre idée de ce que c’est que le pragma, me dit le monsieur très sérieux, votre réalité est complète-ment désintégrée, ce n’est pas d’un éditeur que vous avez besoin, c’est d’un psychiatre. Je suis sorti et j’ai commencé à errer par les rues. Mon centre était fermé, plus personne ne venait, j’étais triste et sans le sou, triste oui, mais avec une immense volonté de raconter mes histoires aux gens, et comme ça je me suis mis à marcher et j’ai pensé: eh bien, si j’ai toutes ces histoires à raconter, pourquoi est-ce qu’il n’y aurait des gens qui ont envie de les écouter, la ville est grande, et comme ça j’ai commencé à me balader à travers la ville et à raconter mes histoires, et maintenant c’est comme ça que je gagne ma vie.

Le Vendeur d’Histoires baissa le bras et me tendit la main comme s’il m’offrait quelque chose. Je vous donne la lune de cette nuit, me dit-il, et aussi l’histoire dont vous avez envie, je sais bien que vous avez envie d’une histoire.

En effet, maintenant j’en ai envie, dis-je, maintenant j’en ai vraiment envie, mais attention, ce ne peut pas être une histoire bien longue, j’ai rendez-vous d’ici peu au môle d’Alcântara et je ne voudrais pas arriver en retard. Pas de problème, dit le Vendeur d’Histoires, vous n’avez qu’à choisir le genre d’histoire que vous aimeriez écouter cette nuit. Ecoutez, dis-je, je voudrais déjà vous demander un renseignement, je crois que je devrai inviter à dîner la personne avec qui j’ai rendez-vous, la ville vous devez sûrement bien la connaître, vous ne pourriez pas me dire s’il y a un restaurant abordable à Alcântara ? Et comment qu’il y en a un, dit le Vendeur d’Histoires, juste en face du môle il y a un restaurant qui avant était une gare ou quelque chose dans le genre, main-tenant ils l’ont transformé en lieu de rencontres polyvalent, avec restaurant, bar, discothèque et je ne sais quoi encore, c’est un endroit très à la mode, je crois que c’est une boîte post-moderne. Post-moderne ? dis-je, dans quel sens, post-moderne ? Je ne saurais guère vous l’expliquer moi non plus, dit le Vendeur d’Histoires, je veux dire que c’est un endroit qui a beaucoup de styles, voyez-vous, c’est un restaurant avec beaucoup de miroirs et une cutine qu’on ne sait pas bien ce que c’est, bref, c’est un endroit qui a rompu avec la tradition tout en récupérant la tradition, disons qu’il a l’air d’être le résumé de plusieurs formes diverses, d’après moi c’est en cela que consiste le post-moderne. Cela me paraît tout indiqué pour mon hôte, dis-je; puis je demandai: c’est cher ? parce que je n’ai pas beaucoup de sous et j’aimerais bien écouter aussi une de vos histoires, mais je ne sais pas si j’ai assez d’argent pour cela. Cher non, ce n’est pas cher, dit le Vendeur d’Histoires, si vous ne mangez pas d’huîtres ou d’espadon fumé, parce que c’est un restaurant élégant et il y a toute cette sorte de choses, vous ne le trouverez pas cher, et de plus mes histoires sont bon marché, je peux vous faire un prix spécial vu qu’il est tard et étant donné votre situation, de toute façon mes histoires ont un prix variable, ça dépend du genre.

Qu’avez-vous à me raconter cette nuit ? demandai-je. Ecoutez, dit-il, j’ai une histoire assez sentimentale, qui pourra peut-être vous apporter quelque réconfort par une nuit comme celle-ci. Je ne veux pas d’histoires sentimentales, dis-je, ma journée n’a été que trop sentimentale, j’en ai par-dessus la tête. Alors j’ai une histoire très amusante, dit-il, une histoire à crever de rire. Je n’en ai pas besoin non plus, dis-je, je n’ai nulle envie de crever de rire. Le Vendeur d’Histoires soupira. Vous êtes plu-

tôt difficile, dit-il. Ecoutez, dis-je, continuez à étaler votre marchandise et dites-moi les prix. J’ai une histoire onirique pour deux cents escudos, dit-il, une histoire vrai-ment délirante. De grâce, dis-je, pas de choses délirantes, ma jour-née a été suffisamment délirante comme ça. Pour finir, j’ai un conte pour enfants à trente escudos, dit-il, une de ces histoires comme on en racontait autrefois aux enfants pour les endormir, ce n’est pas vraiment un conte de fées mais cela parle d’un monde magique, d’une sirène qui travaillait dans un cirque et qui tombe amoureuse d’un pêcheur d’Ericeira, c’est une belle histoire, un peu mélancolique, avec une fin qui fait pleurer.

C’est d’accord, mon ami, dis-je, peut-être que cette nuit j’ai envie de pleurer un peu, racontez-moi cette histoire de sirène, je ferme les yeux et je vous écoute comme si j’étais un enfant qui va s’endormir.

Le bateau qui venait de Cacilhas mugit sur le quai. La nuit était vraiment magnifique, avec cette lune suspendue au-dessus des arcades du Terreiro do Paço, il n’y avait qu’à tendre la main pour l’attraper. Je me mis à regarder la lune, allumai une cigarette, et le Vendeur d’Histoires commença à raconter son histoire.

A. T.

(traduit de l’italien par ChristianViredaz)

(Le Passe-Muraille, No 3, septembre 1992)

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