Le train de notre vie
À propos de Train de nuit pour Lisbonne, de Pascal Mercier,
par JLK
Ce roman démarre en coup de vent comme chez le Simenon des destinées en rupture soudaine de continuité (dont le premier exemple est La Fuite de Monsieur Monde), puis on s’immerge à la fois très vite et tout en douceur dans une coulée qui relève d’une autre sorte de poésie existentielle, à la fois subtile et limpide, évoquant le Pereira prétend d’Antonio Tabucchi, ou plus encore le Livre de l’intranquillité de Pessoa, d’ailleurs cité dans la foulée.
La fascination pour la langue portugaise, surgie dans la vie du professeur de langues anciennes Raimund Gregorius, surnommé Mundus ou l’Incroyable, à l’occasion d’une péripétie aussi fulgurante que fortuite (une femme qu’il croise sur le pont de Kirchenfeld, à Berne, dont l’intention ambiguë l’a fait se précipiter à son secours), cette fascination née du mot portugués coulé des lèvres de la femme, et bientôt relancée par la découverte d’un livre dont les phrases l’envoûtent aussitôt, marque la décision soudaine du brave prof, régulier comme une horloge pendant trente ans, de tout plaquer d’un jour à l’autre pour faire le point sur sa vie.
Il y a de l’extravagance apparente dans ce départ, qui laisse pantois les collègues du cher homme, mais sa décision est si profondément juste, par rapport à son exigence personnelle, qu’à ses amis (à commencer par l’ophtalmologue philosophe qui apaise sa terreur de perdre la vue) autant qu’à ceux qu’il rencontrera dans le train puis à Lisbonne, que tout va s’enchaîner dans une sorte de logique poétique sans faille, jusqu’au premier rebondissement majeur du roman, devant une tombe du Cimetière des Plaisirs. C’est là que Gregorius va trouver la première trace tangible de l’auteur d’ Un orfèvre des mots, ce livre qui l’a poussé à apprendre le portugais en une nuit, un certain Amadeu Almeida Prado dont les proses méditatives, largement citées au fil des pages, étincèlent d’une saisissante lucidité nimbée de charme profond. Alors s’amorce la relance de ce roman limpide et prenant, dont les cinq cents pages se lisent ensuite d’un souffle…
Dans un climat enveloppant le lecteur d’un mélange de bien-être physique et affectif, à tout moment aiguisé par la curiosité intellectuelle la plus vive, ce Train de nuit pour Lisbonne est à la fois d’un philosophe (l’auteur, Peter Bieri de son vrai nom, enseigne d’ailleurs la philosophie à Berlin) et d’un poète. A la recherche d’une vie plus vraie, le protagoniste apprend beaucoup sur lui-même (et le lecteur aussi) en cherchant à savoir qui fut Amadeu Prado, qu’on pourrait dire le jeune homme idéaliste par excellence, romantique et pur, intransigeant et mélancolique à la fois, religieux et opposé aux cruautés de la religion, résistant à la dictature et opposé aux violences de la résistance, non pas ange mais « prêtre sans dieu » dont chaque phrase incite Gregorius (et le lecteur) à méditer sur le sens de sa vie et de ses choix.
JLK