Le poids du monde et le chant du monde
Carnets de JLK
(Peinture: Claude Verlinde)
En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness», dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.
Juste ce que dit Jean-Luc Godard dans Notre musique : que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas, pour avoir plus encore.
Celui qui fait tous les colloques, celle qui gère ses émotions, ceux qui rêvent de passer à Tout le monde en parle.
Le bon usage de Joyce ne signifie pas sa vénération passive. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite, qui contient sa propre rupture et son dépassement.
En songeant à ma (re)lecture d’Ulysse je me demande ce qui tout de même me manque là-dedans, pour constater : l’émotion.
Sur France-Culture cette question d’un jeune intervenant : « Êtes-vous plutôt du côté de l’effondrement et de la trouée, ou plutôt du côté de la présence ? » Et cette réponse lentement articulée : «J’aimerais dire qu’il faut que s’établisse une nouvelle solidarité entre les fractures qui nous engagent au niveau du placement. » Et ainsi de suite…
Marcher plus régulièrement, pour se préparer à mieux bondir.
Ecrire pour l’éternité, ou disons : écrire comme pour l’éternité, sans y penser un instant.
William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.
Alexandre Vinet: «La pratique de la vie : voilà l’étude qui surpasse toutes les autres ».
Ou ceci : « Les méthodes surgissent quand les hommes viennent à manquer. »
À tout ce que dit Alexandre Vinet de l’assèchement cérébral des philosophes de profession, je souscris. Et à cela aussi: «A l’âme seule appartiennent les pensées qui réunissent, à l’esprit seul celles qui divisent (…). Le fond de toute création est un mystère.»
Mais Vinet voudrait moraliser la littérature, et là je regimbe. Son côté vieille fille, qui prétend que seuls les esprits vulgaires veulent « voir, toucher, palper», alors que ce sont eux, les Ramuz, les Cendrars ou les Cingria, qui marqueront le renouveau de la littérature en Suisse romande.
Me sens de plus en plus libre et, en même temps, de plus en plus lié à ma bonne amie, vraiment le coeur du coeur de ma vie.
Ma résistance doit s’exercer sans agressivité.
Le Je est une affirmation du courage existentiel. Je suis donc je chante.
Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite ce matin pour faire la pige à la mort.
Répondre au bruit par le silence.
Tout est donné et repris dans l’instant: je l’ai pressenti dès la naissance de notre premier enfant.
Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou, ce qui n’est pas mieux : contrat d’assurance.
Celui qui gère son savoir sans penser à le dispenser. Le type du vieux schnock : son savoir réduit à l’exercice d’un pouvoir.
La médiocrité reine de la planification. Tout est balisé, tout est cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.
Ce à quoi j’aspire est d’échapper à la platitude, à la mesquinerie, à la fumisterie, à l’esprit grégaire de l’époque.
Ce que j’aime chez William Trevor, c’est l’indulgence. Plus qu’un Tchekhov, il pardonne à la vie, pourrait-on dire. Tchekhov est noir. Trevor ne l’est pas. Il y a chez Tchekhov un indéniable goût du noir et crescendo : comme un goût du pire qui s’accentue et me semble préfigurer Beckett, alors que Trevor reste essentiellement du côté des nuances de la vie. (1)
JLK
(1) Relisant cette note en 2020, je me donne tort: non, la dominante de Tchekhov n’est pas si noire – et je ne cesse de le vérifier en le lisant aujourd’hui, quinze ans après et plus optimiste qu’alors en dépit de cela que tout semble aller de mal en pis de par le monde…