Le Passe Muraille

Le poète fesse les cuistres

À propos de la réponse de Jacques Chessex à M. Charles-Edouard Racine, prof de lettres et auteur d’un pamphlet traitant l’écrivain d’imposteur et son oeuvre de fausse monnaie…

Que se passerait-il, dans nos médias, si quelque plumitif s’avisait de traiter M. Roger Francillon, professeur d’université distingué, de vil imposteur ? Que diraient les bonnes âmes de l’établissement culturel si le travail du monsieur en question, directeur de la monumentale Histoire de la littérature en Suisse romande, était taxé de fausse monnaie ? Et comment réagirait sa rédaction si Mlle Isabelle Martin, responsable du supplément littéraire du Journal de Genève, se voyait soudain qualifiée de prostituée de la plume ? Il est probable que de telles agressions seraient aussitôt dénoncées comme scandaleuses, et ce ne serait que justice. Ladite justice pourrait d’ailleurs en être saisie au motif de calomnie, de diffamation ou d’atteinte à l’honneur.

En revanche, lorsque l’écrivain Jacques Chessex se trouve effectivement traité, par M. Charles-Edouard Racine, dans un livre récemment paru, d’imposteur débitant de la fausse monnaie et de prostitué de la plume, nul ne bronche, et surtout pas l’établissement littéraire dignement représenté, entre autres, par M. Roger Francillon et Mlle Isabelle Martin.

Imaginez à présent que des universitaires bien introduits dans le réseau culturel romand, tels M. Jean Kaempfer, récemment nommé professeur à la Faculté des lettres de Lausanne, ou M. Jérôme Meizoz, chargé de recherches à l’Université de Zurich, se fassent traiter publiquement de maffieux caractérisés. Là encore, quel boucan cela ferait !

Or lorsque l’éditeur romand de Jacques Chessex, Bernard Campiche, et ceux qui ont le malheur de prêter la moindre considération au travail de celui-ci ou de celui-là, dont le soussigné, se font taxer de maffia dans le livre de M. Charles-Edouard Racine, non seulement nul ne manifeste la moindre solidarité dans le milieu littéraire, mais nous apprenons, dans le Samedi littéraire de Mlle Isabelle Martin, sous la plume de l’universitaire Jérôme Meizoz, que dire du bien d’un livre de Jacques Chessex relève forcément de la servilité, tandis que M. Roger Francillon surenchérit en affirmant que, de toute façon, la critique littéraire en Suisse romande ne fonctionne que par arrière-pensées et renvois d’ascenseur. Quant à M. Jean Kaempfer, il affecte de prêter la plus grande considération scientifique à l’ouvrage de M. Racine, et le tour est joué. Le sceau académique et la bienséance bourgeoise incarnée par le Journal de Genève l’attestent: qu’il est devenu littérairement correct d’assassiner Jacques Chessex.

Bien entendu, l’on pourrait se contenter de hausser les épaules en invoquant les sempiternelles rognes de chapelles et autres grognes de clans. Après tout ne manquera-t-on pas de lancer au soussigné, ne vous êtes-vous pas opposé diverses fois à Jacques Chessex, et lui-même s’est-il gêné d’en égratigner d’autres ? On pourrait arguer, aussi, que l’histoire de la littérature est tissée de polémiques qui furent parfois bien plus véhémentes. Qu’on se rappelle Jules Vallès insultant la dépouille de Baudelaire ou Léon Bloy traitant Zola de «Triton de fosse d’aisance»…

Ces arguments tiendraient si polémique il y avait effectivement eu, fondée sur des arguments. Quoi de plus légitime que de contester une œuvre ? Et qui dénierait le droit de M. Charles-Edouard Racine de ferrailler à sa guise ?

Hélas, qui a lu L’Imposteur ou la Fausse monnaie doit en convenir: que ce prétendu «essai littéraire» n’est qu’un salmigondis informe, aussi faible dans ses analyses qu’inepte par sa prétention de dicter, à un écrivain, ce que l’auteur croit les lois du roman.

Beaucoup plus grave: que, loin de s’en tenir à la mise en pièces des romans de Jacques Chessex (dont les meilleurs, tels Jonas et La Mort d’un juste, sont les plus maltraités), M. Racine s’en prend à la personne de l’écrivain, au travail de toute une vie qu’il réduit à rien, et même à ses mœurs privées.

Plus inquiétant enfin: que MM. Jean Kaempfer et Jérôme Meizoz viennent exercer leur terrorisme savantasse en cautionnant, en universitaires, ce tissu de calomnies et de mensonges.

Une réaction à cette triple agression était prévisible. Atteint dans son honneur, Jacques Chessex a composé, en une semaine, un pamphlet d’une verve endiablée. Son titre en donne le ton: Avez-vous déjà giflé un rat ?

Les portraits au vitriol que l’écrivain brosse de ses détracteurs, dont il analyse à son tour les pauvres écrits avec une férocité jubilatoire, acquièrent ici la valeur de types moliéresques, et l’attaque en règle du nouveau conformisme académique, nourri des écrits de Pierre Bourdieu, réjouira ceux qu’impatientent les théories réductrices du gourou.

Par delà le règlement de comptes personnel, ce pamphlet fera date, enfin, dans l’histoire de nos lettres, en ce qu’il marque la protestation légitime d’un poète vilipendé par des cuistres.

JLK

(Le Passe-Muraille, No 30, Avril 1997)

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