Le Passe Muraille

Le lapin et l’épervier

Récit inédit de Sylvie Blondel

Les yeux ouverts dans le noir, je guette un petit bruit, c’est une infime vibration comme un chuchotement qui m’a réveillée. Le silence maintenant. Je devrais me rendormir, mais je suis dans un lit inconnu, la nuque raidie, et surtout cette douleur entre les omoplates. J’ai l’impression que le corps que j’habite n’est pas le mien. J’ai perdu la trace du rêve auquel ce bruit m’a arrachée. C’était un rêve horrible, je voudrais pourtant m’en souvenir, le poursuivre à la trace, récupérer ce morceau de vie qui s’efface, prolonger les images, les métamorphoser pour trouver la sortie du labyrinthe.

Au lieu de cela, je suis dans une chambre inconnue. C’est l’odeur qui me l’apprend, une odeur de corps humain, celle d’un mâle, des relents de tabac froid et de vin, et un parfum poudré, vieilli, tous ces miasmes m’écoeurent. Je recouvre mon visage sous la couverture, mais c’est pire : une odeur de sang et de mort est figée là. Des grains de sable entre le drap et le matelas me grattent le dos. Je me retourne et me retourne encore dans cette couche d’où je voudrais m’extraire. Une mouche agite ses ailes dans un sursaut d’agonie. M’assoupir jusqu’au lever du jour, impossible. Un rai de lumière filtre sous la porte. Je distingue une étagère où s’entassent des jouets pour les petites filles : des poissons en cristal, des coquillages dans une coupelle de verre, des ustensiles pour la dînette, un service à thé, une épicerie miniature, des chaussures de poupées suspendues par paires comme des castagnettes. A côté du lit, une montagne blanche de vêtements d’où se dégage de la poussière et de la sueur fade. Un piolet et des cordes pour l’escalade. De quelle expédition s’agit-il ? Je suis aux aguets. Des voix, dans ce qui doit être un couloir, me parviennent sans que je puisse comprendre des paroles.

Que suis-je venue faire dans ce monde sans lumière, égarée dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui m’a portée endormie dans cette chambre effroyable ? J’ignore où je suis et je ne vois pas le moyen d’en sortir.

 

Soudain la porte s’ouvre. Je voulais de la lumière, la voici! Crue, blafarde. Sa brutalité soudaine m’expose aux regards d’un homme et d’une femme, aussi surpris que moi. Ils se détachent dans l’embrasure de la porte. Et la lumière verdâtre fait apparaître un dais de grosses fleurs roses, peintes sur le papier mural. Je vois par en dessous une grande blonde maigrelette en robe de mariée noire avec des lacets sur les côtés, elle est perchée sur des bottes pointues. Son chignon défait penche de côté, sa frange cache presque ses faux cils qui éteignent ses yeux écarquillés, noyés de mascara. Ses yeux revolver, métalliques, comme ceux des vamps dans les bandes dessinées. A côté d’elle, un homme, l’air espagnol ou lusitanien, vêtu d’une ample chemise jaune. Il porte des lunettes de soleil en bandeau sur son crâne dégarni, parfaitement lisse. Il m’adresse un sourire entendu qui établit entre nous une complicité un peu louche. Tous deux me regardent, moi l’inconnue couchée dans leur lit — je comprends à l’instant que je suis chez eux et que je n’ai rien à y faire. Je rejette les couvertures et m’assieds. Je m’aperçois que je suis vêtue d’une robe bordeaux et que je porte des chaussures de même couleur, la couleur du sang caillé. En prenant appui sur le matelas, ma main effleure quelque chose de lisse, froid et visqueux : c’est la dépouille d’un lapin écorché, on ne voit plus que son joli museau gris et ses longues oreilles blanches, et ses petites pattes flasques, le reste est un amas de chair rose, le sang a fait une immense tache sur le drap. C’est mon lapin, c’est le petit animal favori que j’avais enfant. Qui l’a tué ? Soudain, le souvenir du rêve resurgit. Le lapin, c’était moi. L’épervier planait au-dessus de mon terrier, j’étais tétanisée, je ne pouvais plus bondir pour me cacher, et l’épervier a fondu sur moi et m’a brisé l’échine. Mais moi vivante, maintenant, je dois fuir au plus vite. Je bondis hors du lit — du lit de mort — et cours vers la porte.

Le couple m’accompagne jusqu’à la sortie et l’homme me tend un parapluie noir. « Prenez, il pleut à verse ! » Je descends un escalier sombre en me tenant à la rampe. Je manque la dernière marche et me rattrape. Je pousse la porte de l’immeuble et me retourne pour l’observer, y repérer un numéro, un détail qui me rappellerait quelque chose. Suis-je devenue amnésique ? Je ne me souviens pas d’y avoir pénétré. Je ne me souviens de rien. Il fait froid. Des gouttes de pluie se déversent comme des millions d’aiguilles. Je repasse dans ma tête le rêve du meurtre du lapin. Je marche dans la rue déserte, bordée de gros réverbères qui m’indiquent un parcours sans fin au coeur de la nuit. Des voitures sont parquées comme des rocs immobiles. Elles brillent sous la pluie et forment une longue chaîne métallique qui ondoie aussi loin que porte mon regard. Chaque voiture forme l’un des anneaux d’un dragon endormi. Un souffle de vent murmure à mon oreille de revenir en arrière, de retourner dans l’immeuble que je viens de quitter. Remonte l’escalier, frappe à la porte et demande au couple de t’héberger jusqu’au matin. Je rebrousse chemin, mais la pluie a effacé toute trace. Tous les immeubles se ressemblent. Il n’y a ni numéro, ni nom de rue. Je marche dans le noir, quelques minutes ou quelques heures. Je voudrais bien avoir une montre. Le jour se lèvera-t-il bientôt ? Quand il fera jour, il y aura quelqu’un, les voitures se remettront en route, les passants passeront, les cafés ouvriront. Marcher encore, marcher vers l’aube, même si rien ne tressaille encore.

Soudain la femme arrive sur une place publique où sont massés des centaines de gens, une marée humaine qui afflue pour une manifestation. Ils crient des slogans dont elle ne saisit pas le sens. Elle plonge dans la foule à contre-courant, une foule qui ignore son passage. Elle se retourne lorsqu’un peu d’espace le lui permet et regarde ce qu’ils regardent. Il y a une estrade violemment éclairée. Elle joue des coudes pour mieux voir ce qu’il y a sur la scène. Est-ce une réunion politique ? Un spectacle de théâtre ? Il y a une immense poupée de cire, une statue, assise sur une chaise. La femme gravit quelques marches et se trouve face à ce personnage, l’examine, il lui ressemble. Oui, c’est bien elle, ou son sosie, c’est un corps en cire. Elle s’empare de la créature et l’emporte. La marionnette n’a pas de poids, pourtant elle est aussi grande que la femme qui traverse la foule. Personne n’a protesté, personne n’a paru surpris par son acte, comme si ce qu’elle venait de faire était parfaite-ment naturel. La foule mugissante la laisse passer avec sa poupée de cire. Elle avance comme si elle savait enfin où aller. A la gare par exemple. Il y a bien une gare. Elle y pénètre, cela va de soi. Il y a même un guichet avec un employé qui lui adresse la parole. Il lui indique qu’un train arrive au quai numéro un. Elle traverse le hall de la gare parcouru en tous sens par des voyageurs pressés ou des gens épuisés par l’attente, elle arrive sur le quai et monte dans un wagon. Elle s’installe dans un compartiment, seule avec la poupée de cire qui lui tient compagnie. Le train se met en marche. Comme il fait encore nuit, il n’y a rien à voir dehors que des trouées de lumières intermittentes. Elle est la seule passagère, avec la statue dont la cire semble légèrement transpirer.

Une voix prononce des paroles solennelles dans le haut-parleur : « Te voilà embarquée pour une destination inconnue, tu es jetée dans un fleuve tourbillonnant et tu dois apprendre à nager, tu dois tout apprendre. »

Elle ouvre la fenêtre du train et offre son visage au vent d’encre de l’horizon. La lune éclaire un paysage de bruyère. Des centaines de lapins sauvages dansent entre ombre et lumière, imprévisibles.

S. B.

(Le Passe-Muraille, No 62, Septembre 2004)

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