Le Passe Muraille

Le hasard et la trahison

 

À propos de deux romans du Serbe Borislav Pekitch,

par Slobodan Despot

Borislav Pekitch n’est pas seulement l’un des plus éminents écrivains serbes contemporains; c’est aussi, sans aucun doute, une figure parfaitement originale dans toute la prose européenne. Un cas, pour ainsi dire.

Par l’envergure et l’ambition de son oeuvre en premier lieu: outre d’innombrables drames, scénarios, nouvelles, romans et mémoires, Pekitch a composé la plus vaste saga familiale de tous les temps, La Toison d’Or, un monument en sept tomes qui renferme plus de deux millénaires de destinées balkaniques! Mais cette prolixité n’a rien de mécanique ni d’ennuyeux: de la première à la dernière page, chacune de ses oeuvres regorge d’une imagination déferlante et surprend toujours, même après plusieurs relectures, par l’excentricité absolue de ses points de vue.

Les deux récits de Pekitch traduits récemment en français figurent parmi ses textes les plus brefs et les plus intenses. Le Plaidoyer d’un gardien de plage et L’Ascension et la chute d’Icare Gubelkian se ressemblent aussi et se font pendant: à chaque fois, le récit est narré au passé, à la manière d’un plaidoyer testamentaire, par son personnage central, un être qu’un accident ou un don particulier a soudain précipité au milieu de l’impitoyable tourbillon de l’histoire.

A la fin de la dernière guerre, pendant la débâcle de la Wehrmacht, un consciencieux gardien de plage yougoslave sauve un officier allemand. Instantanément changé en collabo par son geste de bravoure, le malheureux sauveteur n’a plus qu’à sauter dans les camions de l’occupant qui se retire. Ce destin burlesque offre matière à une raillerie dévastatrice des mythes de ce qu’on a appelé la «libération».

Quelques années plus tôt, alors que l’Allemagne hitlérienne triomphe sur tous les fronts, l’arméno-judéo-slave Icare Gubelkian, fils d’un couple de patineurs fameux, devient à son tour le champion incontesté du patinage artistique européen. Profondément hostile au nazisme — sa mère juive a été gazée dans un camp —, mais trop imbu de son génie pour compromettre sa carrière par une prise de position ouverte, Goubelkian concocte une «vengeance» purement artistique. Il développe une chorégraphie allégorique, d’un raffinement extrême, par laquelle il veut symboliser la souffrance, la fierté et le soulèvement des peuples opprimés. Ce sera son Vol d’Icare, sa revanche, son cri de liberté à la face des nazis, et particulièrement à celle du général Von Saxendorf, fin connaisseur en matière de patinage artistique, qui seul peut saisir en profondeur le sens de son message corporel.

Comme cela arrive souvent dans les récits de Pekitch, l’envol lyrique sera brutalement interrompu par un incident ridicule: arrivé au zénith de sa trajectoire révolutionnaire, Icare se lance dans les airs en signe de bravade et, au lieu de se reposer gracieusement, il s’écrase de tout son poids sur son arrière-train ! Il recommence aussitôt, échoue encore et, pour avoir raté par deux fois le saut de sa vie, il soulève une tempête de rires, devenant le premier clown sur patins !

Derrière le rempart de son style sarcastique, derrière les méandres de ses phrases-labyrinthes, hérissées de digressions, L’Ascension et la chute d’Icare Gubelkian est une méditation poignante sur l’un des thèmes centraux de la littérature contemporaine, puissamment illustré, entre autres, par le Méphisto de Klaus Mann: l’attitude de l’artiste — et sa compromission éventuelle — vis-à-vis de l’ordre totalitaire. Le gardien de plage est un être rustaud et passif qui ne fait que révéler les mensonges de l’univers qui l’entoure; le patineur, lui, est un créateur, et c’est en créateur qu’il engage et perd la bataille contre une idéologie barbare. La glace a remplacé la terre ferme, la conscience esthétique a perverti la conscience morale et l’orgueilleux Icare est devenu un pitoyable pantin de sa propre vanité.

Avec son humour cynique et pénétrant, Pekitch ne se contente pas de peindre la corruption spirituelle de l’artiste. Il nous rappelle aussi que cet artiste a un public et que, même en bouffon des nazis, il fait salle comble dans les pays occupés. C’est pourquoi le dernier soubresaut d’Icare pour se débarrasser de son rôle de pitre et vraiment prendre son envol, qui se termine par un nouvel effondrement dans l’esclavage clownesque, est accueilli par les «ovations frénétiques de vingt mille patriotes». Ce qui, chez Pekitch, apparaît comme un paradoxe, n’est, à la réflexion, que la plus plate réalité, déparée des illusions idéologiques qui la voilent. Car l’Histoire est faite de héros malgré eux et de traîtres innocents, et c’est précisément ce que notre époque tente de se cacher.

S.D.

Borislav Pekitch, L’Ascension et la chute d’Icare Gubelkian , trad. Mireille Robin, L’Age d’Homme, 1992.

(Le Passe-Muraille, No 1, Avril 1992)

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