Le Passe Muraille

Le chaman au dépotoir

En lisant La Patience du brûlé de Guido Ceronetti, livre-mulet,

par JLK

C’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans le livre-somme de La patience du brûlé dont les 453 pages tassées nous évoquent ces fichiers «compactés» des ordinateurs dont le déploiement est passible de nous ouvrir magiquement 4530 voire 45300 feuillets en bruissant éventail.

Une bévue éditoriale fait paraître cette première version française sous l’absurde appellation de Roman. Gisement précieux conviendrait aussi bien. Ou réserve d’explosifs. Ou bien huche à pain, ruche à miel, que sais-je encore: strates, palimpseste, graffiti par chemins et bouquins ? En tout cas Notes de voyage, même si c’est de ça qu’il s’agit, ne rend pas le son de cette formidable concrétion de minéralogie sensible et spirituelle dans le mille-feuilles de laquelle on surajoute à son tour ses propres annotations. Pour ma part. ainsi, dès que je m’y suis plongé j’en ai fait mon livre-mulet du moment. S’y accumuleront notes et croquis, recettes, régimes, billets doux et tutti quanti. Une aquarelle représentant l’herbe du diable, et le détail des propriétés de celle-ci en orientent la vocation magique, précisée sur un fax à l’enseigne de la firme Operator par la papatte d’un complice apprenti sorcier qui me rappelle que «le premier artiste est le chaman qui voit sur la paroi de la grotte l’animal dessiné par la nature et ne fait qu’en marquer le contour de son bout de bois calciné».

Patience du brûlé… De son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour à tour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur des pages du Grand Livre ne discontinuent de faire jaillir des geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux connexes, au fil de fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un «prêtre», ou peut-être pour un «frère» lui fait remarquer qu’en effet il «sacrifie à l’aide du mot». Et de chamaniser en relevant les vocables aux murailles de la cité dévastée (sa passion pour toute inscription et jusqu’aux graffitis du genre CATHOLIQUES ET MUSUL-MANS UNIS DANS LA NUIT 01.1, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT À NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETÉ, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS RÉGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Langages alter-nés des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infini urbain, langage des livres d’aujourd’hui et de jadis, des tableaux, des journaux, des gens (le «geste antique« d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (ce «petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco») quand tout ne va pas.

Parce que rien ne va plus dans la «mosaïque latrinaire» de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à «l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques». Place de la Seigneurie, voici les «tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée». Voici ces «jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale», autant de «tas d’impureté visible et invisible» qui implorent un «Balai Messianique».

Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bande de guerres devenues «essentiellement d’assassins», ainsi que l’illustrent à satiété les derniers shows médiatiques du Golfe et des Bal-kans et de Somalie et du Rwanda ou de Tchétchénie (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler «irrespirables d’opacité» et qui s’exclame magnifiquement que désormais «presque tout est Aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié», le même vidangeur de l’égout humain contemporain («c’est encore homme, ce truc-là ?») est un poète infiniment délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela: «Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche». Car il aime follement la beauté, notre gentil guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce «geste extrême antimort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué»), et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, et dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel «regard ami» qui nous purifiera.

Dans l’immédiat pour se libérer des «infâmes menottes du fini», le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux: «Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde». Et déjà le furet a passé en se rap-pelant le temps où nous étions «croyants du bois Magique». Et de noter encore ceci comme une épiphanie: «Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie»…

Enfin aux dernières nouvelles, le choc, mais THE choc, ça a été d’apprendre comme ça. tout à trac, que Ceronetti était encore vivant. C’est que je ne le connaissais, jusque-là, que de très loin. Un hommage récent de la revue Bloc-Notes, ou la lecture de Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme m’avaient certes intéressé, mais La patience du brûlé passe de loin l’intérêt littéraire ou philosophique pour vous clouer à l’être même.

Or tout soudain il devenait possible de se figurer le chaman dans l’espace contemporain. On m’aurait dit: Cingria a été vu rue Bonaparte, ou bien Artaud t’a fixé rencard à la salle d’attente de la gare Saint-Lazare, que je n’eusse pas été plus éberlué alors que j’imaginais l’occulte Guido délivré de la pesanteur et causant d’un peu tout avec ses amis Spinoza et Manzoni sur quelque corniche du Mont Purgatoire. Au lieu de ça: se figurer que le vieux montreur de marionnettes du Teatro dei Sensibili, que le vieil emmerdeur de La Stampa respire toujours là-bas, quelque part en Toscane. Imaginer qu’il va nous envoyer encore tantôt plein de messages. Se dire qu’il n’est pas trop tard aujourd’hui pour lui dire bonnement: tante grazie.

JLK

Guido Ceronetti, La Patience du brûlé. Album Michel.

(Le Passe-Muraille, No 17, Mars 1995)

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