Le Passe Muraille

Le barde obscène et tendre

 

Thrène joyeux à la mort d’Allen Ginsberg (1926-1997), poète beatnik,

par Jil Silberstein

D’un vigoureux arrachement au corps exténué surgit le minuscule vaisseau. In extremis, il surgit – rescapé du naufrage engloutissant pêle-mêle, dans le gémissement des mâts pulvérisés, des voiles saccagées, d’une carène pour finir éventrée et qui crie grâce, ce qui fut une vie: désirs, exécrations, ruminations, quêtes éperdues de tendresse, appétits de plaisir, soupirs, extases solitaires, instants bénis de paix, de débauches de rire ou de carillonnant bonheur parmi les êtres adulés, les lieux aimés, au fil de retrouvailles ou de rencontres par quoi ricochent, resplendissent, la gratitude d’être, le besoin de chanter, la joie voluptueuse de célébrer… le tout brassé, avec les impayés, les œufs brouillés du déjeuner, les maux de dents, les plaies de l’âge, les questions sans réponses, les mantras psalmodiés à toute heure et la masse des livres qui furent des compagnons inestimables, par l’implacable tourbillon.

Il surgit – un temps déconcerté, un temps perturbé par la froide lumière émanant d’une chambre du Beth Israel Medical Center, un temps partagé, avide d’altitude et sentant bien que quelque chose le retient, sentant qu’en bas, qu’entre les draps livides qu’une infirmière vient d’arranger d’un geste machinal quelque chose lui parle et découvrant, dans le visage inerte, ravagé et calme cependant, si calme, dans le visage blafard, désaffecté, mangé par une barbe de vieux juif hassidique, quelque chose de familier, quelque chose de désespérément proche qui le désole, qui lui inspire une violente compassion, mais ne peut pas le retenir… quand bien même la dépouille lui parle aussi d’une vieille femme à moitié folle et d’un vieillard perdu sur lesquels, il y a de ça longtemps déjà, il sanglotait. O douleurs, douleurs, douleurs…

Et voici que, franchi le plafond de la chambre où le mort ne cesse de se recroqueviller, parchemin consumé, voici que franchi le toit du Beth Israel Medical Center, New York lui fait fête, tentaculaire et féerique avec ses milliards de sémaphores saluant la nuit nouvelle comme autant de minuscules chandelles loueraient un dieu énigmatique – peut-être miséricordieux ? – veillant sur l’arche-cité où le meilleur et le plus dur de l’homme s’affrontent, se convulsent, engendrent une spirale sans fin, un désespoir sans fin, une louange sans fin; voici que New York s’ébroue, et il sent bien qu’il va la perdre, cette ville dont la vision, encore, l’enfle d’amour, cette ville qu’il boit une dernière fois, aspiré comme il l’est, s’éloignant toujours plus, se souvenant, ne se souvenant plus, ravi et désolé, partagé entre un léger vertige, une légère appréhension, une joie extatique et une affection déchirante pour toutes les créatures qu’il laisse là, dérivant dans le sommeil, s’agitant dans l’obscurité, mendiant un corps à caresser, un compagnon à qui se fier, le mot qui calmera leurs rancœurs, leurs détresses; à qui il aimerait tenir la main pour qu’ils secouent, riant, les nippes du vieil Adam criblées d’antiques peurs tandis qu’une intense fatigue le submerge, que sa mémoire finit de s’effacer… pluie d’or sur Babylone qui sommeille. Seulement une psalmodie. Seulement un chant. Seulement…

Mais moi ?! Moi qui, depuis un quai de RER, reçoit le choc affreux de cette nouvelle figeant mon sang, défonçant d’un poing haineux ma poitrine, fracassant ma mâchoire si bien que je ne puis répondre à l’amie dont le thrène s’écoule par le récepteur du téléphone; moi que ta voix torrentueuse, moqueuse, imprécatoire, bonifiée par une sublime tendresse, savait emplir, dilater, comme seuls avec toi me font exulter Archiloque, Villon, du Bellay se languissant de Gordes qu’il aime plus que ses yeux, et ce vilain petit canard de Swift ! et John Donne aussi arrogant que taquin ! Whitman ! Hard Crane ! et Blake et Essenine que tous deux chérissions ! et ce Catulle, surtout, ce Catulle rosse, malicieusement obscène et totalement offert à qui tu me fais tant penser… inestimable chapelet de voix espiègles, chaleureuses, éminemment morales et fraternelles derrière la rage iconoclaste, rétive à toute Beauté dédaigneuse des émois quotidiens, des bobos du sexe ou du cœur, des fureurs civiques, des sulfureuses provocations, et dont tu constituais pour moi l’ultime grain magique, un grain friable, assurément, mais si vivant, toi que je vois encore touchant de ton épaule l’épaule de Gregory Corso, tous deux posant à poil comme deux petits lézards timides et roses et souriants, comme deux gamins qu’une première transgression gonfle de fierté et d’effroi… ô mon aimé !

 

Mais moi ! terrassé par l’annonce de ta mort, tentant de me con-vaincre que ton trépas ne change rien au fond à notre histoire et cependant aiguillonné par le désir de m’élancer sur le quai du rer, de crier, d’implorer comme si tu n’étais qu’un voyageur en partance pour Poissy capable de changer d’avis, de t’extraire du train avant que la vitesse ne le fasse fuser et de me prendre dans tes bras en murmurant: c’est fini, c’est fini, c’est fini… alors que c’est à moi de prendre place dans cette rame où tout m’agresse: parois sprayées, tracts sur le plancher, ciel bas, ton regard qui me scrute avec sa paupière droite qui part aux fraises, ta lippe gourmande de Socrate égrillard et complice, les maisons que notre avance culbute, couche, la vieille en face de moi qui flaire un gros chagrin, ta mort, encore, et la vision de journalistes séchant sur leur écran, écumant leurs archives et brandissant enfin – intense soulagement ! – une Beat turgescente qui va tout expliquer, tout homogénéiser et frelater.

Et c’est tellement triste de penser à toi qui n’es plus toi, tellement déchirant, et c’est si vain de résister au ressac du chagrin en psalmodiant, pareil à un microsillon rayé: on n’est pas seul au monde, on n’est pas seul au monde, on n’est pas seul au monde…

J.S.

(Le Passe-Muraille, No 30, Avril 1997)

 

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