Le Passe Muraille

L’Ancien Testament

Texte inédit de Madeleine Briguet

Ces souvenirs mal définis qui se relevaient, côtoyant l’esseulé, et les ramiers, leurs grandes ailes pleines de pluie, un corps enflé d’ancienne humidité, effeuillaient au passage les ramures infléchies par un ange; à travers la fenêtre où ruisselle une dernière eau, leurs envols houleux emportaient chaque fois un peu de terre vers le ciel.

Mais quelles étaient ces ombres violentes qui éclaboussaient la transparence des vitres ? elles soutenaient avec passion le geste d’un enfant, ô l’affre d’une blessure bue à chaque pulsion vitale, à l’instant même où le songe se saisit de leur monde !, une main se tendait, sans imploration, n’attendant qu’un signe, une attention. Pourtant il fallait détruire la vision, tremper un chiffon de pluie et relaver cette écume de brouillard qui s’irisait et moutonnait comme un petit troupeau de laine. Dehors les émigrés fuyaient, greffant la pitié à ce qui fut autrefois jaillissement, légèreté.

L’esseulé désavouait ce petit étranger de verre au nez busqué, cassé, l’enfant qu’il fut…, mais le terrible privilège d’inscrire l’anxiété humaine au rêve constellant l’azur d’astres morts engendrait un merveilleux semis de rosées sous les branchages qui disparaissaient si aisément entre les pâles respirations lunaires – lui qui fut berger, affilié à tant d’indifférence slave, à l’éphémère au seuil du silence éternel, lui qui s’éprenait peu à peu d’un illusoire symbole de stabilité… La fenêtre ouverte sur la campagne réverbérait les lueurs d’un miroir partiel, l’obsédante nuit au fond de la pièce consumait quelques bougies, et l’esseulé guettait une flamme d’aurore, cherchait à surprendre les chiffres de l’horloge intemporelle oscillant dans les sphères de lumière comme une lanterne magique – les émigrés furent les premières ombres, leur humilité rappelait les races ancillaires aux portes princières.

Mais rien ne transpirait de ce passé, par le sillage d’un seul passant difforme la plaie de toute une enfance ruissela de sang, et la brume recouvrit le sol, les pieds de terre sur les pavés de la rue; le bossu tendait sa main où brûlait une étincelle de lune que le vent cassé par des réverbères royaux ne cessait d’al-longer, aura d’un galbe d’ivoire. Ô cette glabelle insolente d’un émigré entrevu à travers tant d’apparitions subites dont on ignore la source, la détresse tue au présage d’un Aveu !, lui seul parlerait, qui comprenait l’ancienne erreur de ses frères, leur évasion vers les astres, et ses gestes, adorés des plus misérables, évoquaient la frilosité d’un champ de seigles mauves; l’alliance des gerbes dans les ciels ornés de leurs grains dessina un chapelet d’ambre, le rosaire d’une douleur millénaire, sauvé des Anciennes Pâtures, au jour où les anges harcelèrent les âmes d’oracles et de mort.

Les hommes assis, les hommes voûtés dans la rue ramenaient un pan de leur cape sur leur poitrine sans souffle, sur leur face d’argile, partiellement effacée lors d’une ancienne migration vers les porches du paradis. Puis se levaient, hésitants, une lueur dans leur main de cire, ces doigts qui fondaient, transparents sous la flamme claire; ils marchaient vers le lieu du grand rassemblement, au-delà des champs qui leur étaient interdits. Et leurs pas sur les pavés sans terre rythmaient la mélodie des âmes, longtemps répercutée par les murs de la cité slave.

Le Temps perturbait ces ombres fugitives qui mouraient sur les vitres avant d’avoir pu trouver un visage, l’omniprésence majeure, ses vastes réminiscences princières, brisait tout désir de vie. L’Ile Slave gérait l’héritage pictural des émigrés, l’Ile Majeure voulait concurrencer le Valet de Carreau et ses plus rares toiles, les génies étaient anéantis, une veine ivoirée naissait au fond du miroir de l’es-seulé, à quelle incandescence soustraite ? quand le jour éclatait puis disparaissait, sans lavis qui lui ressemblât sur sa palette béante.

Mais une énigme subsistait en ce décor de reflets, qui relevait de l’impérieuse identification des âmes au cœur du monde: l’espace insondé, brumes et ambres, plus étrange que la poussière des étoiles à l’angle d’un réduit, comme un ovale d’or reproduisant ce qui, aux limbes du Rêve, reprenait sa signification primitive, son message intime enseveli sous les symboles; les émigrés s’agenouillaient sur les berges du ciel, toute la tristesse de l’idée qui se dégageait et se précisait à la désincarnation de ces ailes esclaves parcourant la spirale des galaxies !, oh ! gratter avec minutie ce papyrus pour y voir reluire le testament originel !, Dame Majeure contemplait l’estampe de ses ruelles, vérifiant la signature de l’œuvre croqué, éphémère, les émigrés certes habitaient l’aride, mais ils figuraient au nombre des bannis rachetés sur les pâles feuillets du Livre sidéral, leur amour brillait ailleurs, dans la brièveté d’une vision d’éternité.

M. B.

(Le Passe-Muraille, No 41, Mai 1999)

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