Le Passe Muraille

L’ami d’entre les amis

Maurice Chappaz.

Un extrait du Journal de Maurice Chappaz, évoquant Gustave Roud, son ami de toute une vie…

19 décembre 1982

«Tous les êtres qui entourent les portes de la chair…» quelle réponse nous donnent-ils ? – Le père et l’enfant –

Il y a une petite neige sur les chemins, une petite neige fraîche à mi-forêt, l’air est salubre, entre sec et doux.
Toujours Roud.

Aurai-je le temps d’écrire ce qui me passe par la tête ou le cœur avant l’arrivée d’un philosophe et de deux de ses acolytes ?
En quoi consiste, me dis-je, l’amour de Roud pour Olivier ?

Il me semble qu’il est entre deux sortes d’amour, celui qui ira vers les troubadours, les influencera, celui d’Ibn Dâvoud1 et des poètes arabes pour leurs amis, fondé sur la beauté. C’est la beauté qui attire. Et je suis saisi par la définition de Roud de l’être humain: une apparition. C’est-à-dire une lumière… Avec l’instant de para-dis donné au corps où elle se manifeste, ce corps que les Ténèbres raviront bientôt. Alors comment faire ? étreindre l’autre ? Et si on le perdait en le saisissant…? Il y a le regard se dit Roud. Cette vie sera ma vie et je lui ferai cadeau de la mienne en ne vivant pas: en repoussant mon sang pour éterniser ce que je perçois sur des feuilles de papier par des signes et dans mon cœur qui continuera de croire et de désirer sans fin. C’est mortel pour moi, il y aura cependant des gouttes d’écriture, leur petite pluie qui devrait étendre le monde à mon aimé et un «à jamais» en moi qui devrait, qui sait ? vaincre les ténèbres.
Gustave veut donner l’éternité à Olivier en même temps qu’à lui-même, mendiant aux moments de solitude une chaste, fraternelle présence de quelques instants. Il rêve purement une passion.

Est-ce l’amitié ? je me dis, avec une nuance: l’amour pour les hommes des poètes arabes. La beauté est au centre et comme Roud s’extasie devant les paysages humains ! Il retentit aux harmonies des corps, des bras, des yeux des faucheurs, des moissonneurs. La nudité dans l’eau d’un torrent l’émeut.
Mais il y a aussi saint François. Et ce qui constitue le paradis, ce n’est pas seulement la beauté, c’est l’innocence. Or l’innocence est liée à la souffrance. Elle est à l’épreuve de la souffrance. Chaque être vit une terrible injustice mais ce qu’il y a eu en lui d’innocent ne connaîtra pas les Ténèbres, la mort, vivra le grand renversement. La seule chose qui est «nôtre» c’est d’accepter l’inacceptable quant à nous-mêmes personnellement, au-delà il y a la joie parfaite. Roud croit, de toute la sensibilité de son être, à ce message, il sera appelé par et il appellera les morts. Attention ! dans toutes les contradictions de notre existence nous sommes appelés à choisir la vie de l’âme avant tout. Pas de seconde mort alors. C’est donc, conforme aussi au village paysan, à la ferme, au célibat frère-sœur, la morale chrétienne qui va s’imposer (condamnant pas seulement l’acte, mais le désir), la chasteté selon saint François, coupée d’angoisses et de révélations.
Roud est un mystique, qui reste poète sans pouvoir l’être, avec des battements de cœur dans l’ombre, accompagné par les créatures de passage, les marguerites, les étoiles, en répétant et en se reliant à son premier et unique cri Adieu.

– Pourquoi le Christ (si François apparaît, si Novalis apparaît) ne surgit-il pas chez Roud ?

– Pas visiblement. Parce qu’Il est trop loin des poèmes ? Parce que trop identifié aux pasteurs ? le ton sépulcral qu’ils ont ou d’une froideur quand ils prononcent: «Christ», et qu’il s’engagerait alors sur leurs pentes ou même celle des prêtres… Or les dogmes doivent entrer en nous instinctivement. Ou parce que le paradis est lié au Père et a commencé à éclore avant Jésus enveloppé par Adam qui reste innocent.

Roud prie.

Je n’ai que des «peut-être» comme réponses.

– Ou l’amertume de la sexualité telle qu’il la vit.

Sans péché, or le péché oblige.

Roud entre Ibn Dâvoud et saint François.

Je reparcours les feuillets, les adieux, les requiems; tel, tel, tel paysan, mille fois le mot solitude qui remplace celui d’amour, mais le mot qui surnage tous les autres mots: innocence.

Avec le ciel comme un parfum.

*

Ce vers d’Hugo: L’ombre est noire toujours même venant des cygnes.

*

Mes visiteurs: un bibliothécaire, un géologue, un professeur de lettres.

Je ne sais guère leur offrir intérêt et substance. Une seule chose s’enfonce en moi: le besoin de m’abstenir de parler pendant plusieurs jours. Jusqu’à Noël. Hélas ! je n’ai que des rendez-vous. S’il s’agit de travail ça va. Sinon, si l’effusion pouvait être affectueuse et silencieuse, oui j’en serais heureux.
Autrement quelle corvée !

Dans la discussion ceci a pointé: parlant de la petite famille, le bibliothécaire m’interroge, l’un des miens glisse en moi; et je constatais que les parents ne connaissent pas leurs enfants, tout en sachant beaucoup de choses sur eux. Un mystère les sépare: tout à coup j’ai eu l’impression que c’était la destinée, cet avenir qui peut être malheureux ou heureux, or le malheur inconnu (un certain insuccès), creuse déjà un abîme, avant même d’arriver. C’est cela que le père ne comprend pas. Dont il est coupable à son insu.

Parfois il y a une vérité, une beauté, une réussite que le père ne voit pas. Cela est moins dramatique, presque naturel. Pourvu qu’il n’y ait pas tyrannie, accusation, un peu ce qui fut mon lot. Mais comme c’est beau quand le père ou la mère devine. Mistral lit Mireille à ses amis. Sa mère écoute. – Qu’avez-vous pu comprendre ? demande un des poètes de la bande. La mère est une vieille paysanne – Rien, mais j’ai vu une étoile.

Je dois lire dans mes enfants.

La famille: l’arbre aux visages.

*

Les oiseaux se promènent sur la neige.

«L’amour n’est pas une ruse de l’instinct de reproduction mais une annonciation divine.» Je redis cela aux oiseaux.

M. C.

1 Ibn Dâvoud ou Dâwûd, IXe-Xe s., Bagdad, chef religieux et poète. inspirateur de l’amour courtois, accusateur d’Hallâj le mystique de l’union divine

(Le Passe-Muraille, Numéro 30, Avril 1997)

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