Le Passe Muraille

L’absurde chant du monde

 

À propos de Mal tiempo, de David Fauquemberg,

par Bruno Pellegrino

David Fauquemberg ne se fout pas du monde: après Nullarbor(tout juste réédité en Folio) qui lui a valu le Prix Nicolas Bouvier 2007, et dans lequel il racontait un périple pour le moins mouvementé en Australie, il revient cette année avec Mal tiempo, un ro-man qui fait peut-être encore plus fort que le précédent, qui semble encore mieux maîtrisé, et qui confirme en tout cas une plume de tout premier ordre. Avant même que ne soit raconté quelque chose, il y a immédiatement un souffle et un rythme: «Foutu protège-dents, je ne peux plus respirer. Je happe l’air, jamais assez, sur le temps mort entre deux frappes.»

C’est probablement grâce à ce style si bien dompté, ciselé, si percutant et envoûtant, que Fauquemberg parvient sans peine à nous intéresser à une histoire de boxe – car c’est de cela qu’il s’agit, de boxe, ou disons qu’il s’agit aussi de boxe, mais le roman brasse bien plus largement, plus profondément que ça.

Le narrateur (jamais nommé mais que l’on imagine, peut-être à tort?, sinon l’auteur lui-même, du moins une sorte de double) a une trentaine d’années et, question boxe, se sent fini. Lorsqu’il reçoit la proposition d’accompagner de jeu-nes sportifs à un stage de boxe à Cuba, cela lui évoque quelques souvenirs: «Cuba. Au rang des illusions perdues, on ne faisait pas mieux. Le peuple entraîné à sa perte par un vieux Caudillo tenace, prononçant l’anathème contre le Grand Méchant du Nord et les cloportes exilés; les opposants aux oubliettes, la prosti-tution. La colère. J’ai rappelé Rouslan et je lui ai dit oui.»

Durant l’un de ces entraînements rudes à l’extrême qu’il découvre là-bas, sans temps mort dans l’humidité et la chaleur, il rencontre Yoangel Corto, jeune prodige catégorie poids lourds, gars des champs élevé par sa grand-mère dans un monde où «seules les puissances occultes, la magie noire des Orishas, méritaient son respect», et pour qui la boxe n’est ni plus ni moins que le seul moyen – le moyen de quoi?

C’est là l’enjeu du livre. Mais ce roman vaut également par de nombreux aspects: le style sec, nerveux à l’extrême, excelle aussi bien dans la description d’un combat ou d’un bureaucrate qui prend son bain de pieds que dans les dialogues; Cuba, campé comme un personnage, et les personnages labyrinthiques comme des villes; le narrateur, qui a des problèmes avec sa notion du temps, ne trouvant pas le bon tempo quand il boxe, et habité de la sombre impression que «le temps [lui] était passé devant».

Mais encore plus fondamentalement que cela, le socle sur lequel s’érige l’œuvre de David Fauquemberg, c’est la vision du monde qui se dé-gage, se précise, de Nullarbor à Mal tiempo: un monde ex-trêmement rapide et mouvant, moderne, violent, ivre, halluciné, rendu tangible par une langue à la fois concrète et très poétique (à l’aéroport: «la foule communiait en silence autour du tapis à baga-ges») – une langue qui rend hommage, en somme, à «l’absurde chant du monde».

B.P.

David Fauquemberg, Mal tiempo. Fayard, 2009, 281p.

(Le Passe-Muraille, No 79, octobre 2009)

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