Le Passe Muraille

La soirée du Ritz

À propos de La Nuit du monde, de Patrick Roegiers, qui fait se rencontrer Proust et Joyce…

par Antonin Moeri

Un personnage irréel entre en titubant dans le hall du Ritz, à Paris, deux tricots sous la chemise, pelisse hors d’âge, lourde redingote. Quatre pages pour décrire l’habillement et le visage de ce revenant. On se croirait à l’époque du nouveau roman. Pour plonger le lecteur dans l’atmosphère du célèbre palace, on évoque des bruits de douche, de chasses d’eau, de robinets qui gouttent, de matelas qui grincent, d’interrupteurs, de dentiers mal ajustés.

Le revenant s’appelle Proust, il «récolte des pépites dont il fait le miel de son roman auprès des chasseurs, serveurs, livreurs, portiers, liftiers, femmes de chambre, garçons d’étage, veilleurs de nuit». L’amateur de détails se sent à l’aise, que dis-je, jubile au milieu de ces potins.

Un autre personnage est minutieusement décrit. «Tête rejetée en arrière, les yeux baissés sous les grosses lentilles, les jambes croisées, la cheville gauche placée sur le genou droit». Contrairement à Marcel, l’auteur d’Ulysse ne se tape pas la cloche au Ritz. Pour donner le change dans les soirées où il est invité, il se distingue par ses déguisements et son comportement bizarre.

Ces deux écrivains partagent une même horreur, celle des rats. Ils s’adonnent à une même passion: le voyeurisme. Ils ont des lubies étranges. Si Joyce croit au trèfle à quatre, a la manie du nombre 13, est terrifié par le bond d’un chat, Proust a peur du noir, des orages, de la foudre, déteste croiser une nonne dans la rue, craint les chevaux au galop, l’odeur des désinfectants, les oiseaux éventrés et, surtout, les chiens qui peuvent à tout moment vous entailler très profondément le mollet, la cuisse ou autre partie du corps.

Tous deux ont des problèmes avec leurs yeux et leurs oreilles hypersensibles. Tous deux sont fascinés par la sonorité des lieux et des noms. (Plutôt que voir leurs contours, Joyce, étendu sur la banquette d’un train, les yeux fermés, préférait entendre Mercanton lui murmurer le nom des villages suisses qu’ils traversaient). Ils aiment les douceurs, cake, pudding, muffins, cookies. L’un adore Wagner, l’autre le déteste mais tous deux aiment les vieilles rengaines à la guimauve, les ritournelles raillées par les beaux esprits et les airs du music-hall, Coco chéri, Zizi Pompon, Viens poupoule, viens poupoule. Tous deux furent trai-tés de fumiste, flagorneur, parasite, décortiqueur, hypocondre, scatologue, cynique, fouilleur de fumier.

Patrick Roegiers affec-tionne les interminables listes à la Novarina. En vérité, il met en scène, dans son «roman», deux solitaires déterritorialisés, errants, en exil («L’écriture comme exil de soi-même»), ayant opté pour les mots qui n’ont pas de patrie. Leur folie et leur damnation c’est le langage. Leur obsession: inventer une langue qui ne charriât aucun cliché. Une virgule mal placée les fait plus souffrir qu’une migraine ou une indigestion. Question de rythme. Créer un idiome bizarre ou des mots nouveaux qu’ils orthographient comme ça leur chante les excite au plus haut point: lithérathure, Chiksper, bonçouar, snobina-ge, moribondage, Odyssoyce, faire catleya. Ils ont «à peu près la même conception de l’écriture et de la littérature, seule vie pleinement vécue. (…) La vie comme un livre, le livre comme un monde».

Leur rêve était de reconstituer minutieusement une vie créée par l’imagination. La vie, telle quelle, ne leur suf-isait pas. D’où leur étonnant et mystifiant jeu de rôles et de masques. Pas l’ombre d’un doute: le Français et l’Irlandais devaient se rencontrer. C’est précisément cette rencontre du 18 mai 1922 (quelque temps avant la mort de Marcel et de son enterrement au Père-Lachaise où se presseront Kafka, Homère, Diderot, Molière, Genet, Musil, Beckett, Schopenhauer, Rabelais, Rimbaud, Artaud, Thomas Bernhard, Céline… sans oublier Proust qui assiste à sa propre mise en terre), c’est cette rencontre au Ritz que Patrick Roegiers imagine, déploie, scande et chantonne.

Jouer avec les mots et leur polysémie, la langue et ses sonorités procure une jouissance que devaient connaître les deux écrivains d’exception. Il imagine dans un style jubilatoire cette soirée dans un petit salon privé, où l’on parle de l’origine de l’univers, du pouls des huîtres, des mœurs des limaces, des météores, des bienfaits du repassage, du lesbianisme, de l’onanisme, cette soirée où Marcel avoue: «J’aimerais que notre conversation ne s’arrête jamais».

Lisant d’une traite ce petit livre qui étincelle de prose heureuse, fascinante et ludique, je me demandais parfois quelle avait été l’ambition de cet auteur qui me rappelait l’Echenoz de Ravel. Il m’a semblé que tout était dans la manière de dire, la manière de moduler un air, oui, disons-le, un air à la gloire de la Littérature (avec un L majuscule).

A.M.

Patrick Roegiers, La Nuit du monde. Seuil, coll. Fiction & Cie, 2010.

(Le Passe-Muraille, No 82, juin 2010)

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