Le Passe Muraille

La rive heureuse – histoire tremblante

      

Texte inédit de Patrick Lucian

Le Mal rôdait. Le Mal était invisible. Le Mal circulait en se cachant, il aimait surprendre pour effrayer. Aurait-il été le Mal s’il avait été visible, s’il ne s’était pas complu à se dissimuler ? La veille encore – mais ce mot gardait-il une signification ? – la veille encore, oui, personne ne croyait au Mal, on en riait, on considérait ceux qui s’en émouvaient comme des attardés, des dévots désuets, des mystiques agaçants qu’il fallait faire taire – des puritains, en somme. On se donnait rendez-vous dans les bistrots ou dans les parcs. On inspectait les pissotières. On se bécotait dans les bosquets, on feuilletait des journaux devant les kiosques, on allait même, en se jugeant un peu niais, jusqu’à pousser la porte des librairies. Les élèves étudiaient ou faisaient semblant. Des boulettes en papier, des insultes érodées voltigeaient. Dans les boutiques, on osait traînasser entre les rayons et peser ses tomates sans jeter un œil suspicieux à la balance et au client précédent. Les sports collectifs étaient pratiqués avec une désinvolture prodigieuse. Dans les stades, quand un but était marqué, on se congratulait, on s’embrassait, on échangeait sans scrupules des beignes avec les supporteurs de l’équipe adverse. On s’asseyait sans réfléchir sur n’importe quel siège des transports en commun. On écoutait la radio ou la télé, on lisait des magazines et on se connectait à un site en ligne, les nuits fébriles, comme si ces habitudes n’auraient jamais la moindre conséquence fâcheuse. On n’accordait guère de créance aux discours politiques mais on les acceptait comme un bruit de fond sans importance quoique nécessaire. On votait, persuadé que ces suffrages ne changeraient rien aux petits rites, aux mesquineries et aux grands plaisirs dont est constituée toute existence. Les lendemains n’étaient pas bleus mais, enfin, on était convaincu qu’il y aurait des lendemains. Les massacres, les cataclysmes, les emprisonnements arbitraires, les furies meurtrières des religions restaient lointains et, quand il arrivait qu’ils touchassent, ce n’était qu’un obstacle anodin dans le cours des choses qui, un instant détourné, suivait sa pente. On ne songeait pas aux catastrophes futures tout en les sachant vraisemblables – mais quand et dans quel avenir indéterminable donc inenvisageable ? La mort elle-même avait arraché son masque horrifiant. Elle était médicale, chimique, distanciée. Elle surgirait bien assez tôt. Puis, un matin, le Mal fut là.

On s’inquiéta sans s’angoisser, d’abord. On stocka à tout hasard. On scruta l’évolution des Courbes, le mystère des Statistiques. On arpenta avec énergie sa terrasse, vingt pas dans un sens, vingt pas dans l’autre, pour conserver sa minceur. On ne reçut plus les Camarades. On rouvrit des ouvrages poussiéreux. On se jura de terminer L’Homme sans qualités et Paradiso avant le 30 du mois. On corrigea des textes inachevés depuis douze ans en dressant un autel propitiatoire à la Postérité. On se lava les mains cinquante fois par jour et on désinfecta avec férocité. On regretta les bières insouciantes sur les toits de certains bars. Chaque reniflement, chaque éternuement, chaque oppression pulmonaire alarmèrent. On envoya de l’argent à l’Ami impécunieux dans sa province dévastée. On n’alluma plus la télé et la radio, un soir, ni ne décrocha le téléphone. On brûla des lettres dans une cheminée – pour s’en repentir aussitôt. On fit de la musculation, par précaution. On tenta de se souvenir d’anciennes leçons de yoga. On remplit l’armoire de la cuisine de citrons, de gingembre, de thé vert, de rares épices. La nostalgie des intérieurs d’églises, ténébreux, encensés, poignit le cœur. On ne pensa pas encore à modifier les dispositions testamentaires.

 

 

Des rumeurs filaient sur le Mal. Comme toute rumeur, si leur contenu de vérité était sans doute faible, rien n’établissait leur fausseté : leurs propagateurs en tiraient autorité. C’était trop limpide, trop évident, trop exemplaire. Le Pouvoir, en organisant le combat contre le Mal, avait trouvé une belle occasion d’imposer ce à quoi il rêvait depuis longtemps – ce vers quoi sa logique et ses visées secrètes tendaient. Le Mal ne pouvait donc pas avoir une source naturelle, biologique. D’obscurs agents, des laborantins stipendiés par le Pouvoir, dont il arrangeait les manigances, l’avaient répandu dans la ville. Il était, d’une certaine façon, l’expression même de ce Pouvoir. Le Freluquet et ses sbires, installés au sommet du Pouvoir, devaient s’en délecter puisque les événements quotidiens étaient devenus, en quelques heures, exactement ce qu’ils souhaitaient qu’ils fussent. On restait cloîtré, en effet. On évitait les regroupements, les assemblées amicales, les cercles de famille, les manifestations. Dans une situation aussi grave avec un Mal minuscule mais implacable, la moindre protestation, le moindre écart individuel risquaient de provoquer l’anéantissement de tous. Il fallait faire meute, mais dans la séparation des murs. Les écrans suppléaient à l’absence des corps. Le Pouvoir expliquait que c’était un progrès ; que le Mal, d’ailleurs, selon les meilleurs théologiens, régnait depuis des siècles par le contact des corps ; par l’anarchie du corps. Des brochures confucéennes, patristiques, mahométanes, gallicanes furent diffusées pour le prouver. La police contrôlait, réprimandait, sanctionnait. A chacun fut adressé, non la gousse d’ail et le crucifix susceptibles d’épouvanter le Mal, mais le bulletin autorisant, à dix mètres près, les excursions citadines. On vérifia sur des plans les itinéraires concédés en tentant d’y ajouter de menus détours. On déplora de n’avoir plus le droit de saluer telle chapelle, telle colonnade, telle fontaine. On fut attentif, dans les supérettes où les files d’attente s’allongeaient, à n’acquérir que les produits réglementaires, prêt à dénoncer, pour la défaite du Mal, qui aurait glissé dans son caddie un paquet prohibé. On regarda sans commisération les couche-dehors et les errants en se disant qu’au fond ils l’avaient cherché et que, dans les circonstances, l’égoïsme faisait figure de vertu. Les portraits du Freluquet furent lorgnés avec une sorte de respect. On loua son toupet, ses audaces. Moins il se montrait en public, plus on l’appréciait. Cependant, par perversité, on s’obstinait à collecter les rumeurs, qui s’amplifiaient.

Un autre matin, en se moquant des créneaux obligatoires et préférant à l’ennui du dedans les périls extérieurs, on sortit. La rue en bas de l’immeuble, comme on le supposait, était déserte. Un chien fouillait une poubelle. Trois cercueils s’entassaient sur un perron. Un couche-dehors obstruait un caniveau à côté d’une affiche électorale déchirée : on eut soin de le contourner. On avait vu aux fenêtres des bâtiments opposés des rideaux se soulever quand on avait franchi le porche. On devina des observateurs stupéfaits, furieux de cette hardiesse. On redouta une exécution sommaire. La rue, étroite, débouchait sur un boulevard, vide lui aussi. On avança à pas prudents en rasant les façades. Le ciel nuageux annonçait une averse mais, sur la chaussée, comme dans un film médiocre, le vent ne chassait pas les détritus. Tous les commerces avaient baissé leurs grilles ou elles n’avaient pas encore été décadenassées. La jeunesse désœuvrée des faubourgs avaient incendié plusieurs voitures dans les premiers jours maléfiques : nul ne s’était fatigué à en effacer les dégâts. Le boulevard se continuait de manière intrigante. On ne se rappelait pas qu’il fût si profond. On avait faim. On s’arrêta à proximité d’une gare routière dans laquelle les incendiaires avaient également opéré. Des autobus étaient éventrés, des rats s’en échappaient, des corbeaux tournoyaient, des poutres avaient noirci, une puanteur vague irritait. On s’étonna du silence quasi complet de ces confins urbains jusqu’où l’on ne s’était jamais aventuré et de l’étrange  discrétion de la police. Les réverbères s’éteignirent. Aucun balcon ne s’éclaira. On eut le bref espoir, la rapide hantise, de demeurer l’unique survivant – le seul dans la ville à résister au Mal ? On se reposa sur un banc, les yeux mi-clos, la tête dans les épaules. On frissonna, la gorge douloureuse, la nuque ankylosée, ou on se l’imagina. On murmura une prière pour l’Ami impécunieux. On se dit que mourir sur ce banc, en ce début de matinée, dans ce silence, dans cette paix unanime à peine troublée par les raids et les croassements des charognards, serait bien doux.

On ne mourut pas. On reprit sa marche. Le boulevard à présent s’amincissait et descendait avec lenteur, les immeubles raccourcissaient d’un ou deux étages à chaque intersection et paraissaient plus vétustes, bientôt fuligineux et déglingués puis remplacés par des bicoques avec barrière en bois et potager qui à leur tour s’espacèrent. On avait l’impression d’être parti depuis un temps immesurable. Le boulevard transformé en chemin pierreux, en sentier terreux, s’inclinait maintenant parmi des prés et au ciel gris de l’aube avait succédé un frais soleil d’avril. On parvint à une rivière. Le sentier n’allait pas plus loin, aboutissant à un ponton entre des saules. On s’affala dans l’herbe déjà asséchée. Les flots clapotaient contre le ponton. Des barques pourrissaient. Dans un enclos, des chevaux paissaient. Un clocher s’apercevait au-dessus d’un bois d’aulnes, en aval. On crut distinguer une péniche amarrée, mais loin, si loin, et, sur la berge d’en face, de frêles silhouettes jouant ou dansant sur une espèce de grève – des enfants de pêcheurs, peut-être ? On eût aimé rejoindre ces enfants ou ces adultes d’un monde nouveau, épargnés par le Mal ou indifférents à lui comme aux proclamations du Freluquet. La gorge et la nuque ne faisaient plus souffrir. Le soleil était haut, maintenant, l’air tiédi. On délaça ses chaussures, on ôta ses chaussettes, son blouson, sa chemise et on remonta son pantalon. Assez claire, presque sans vase, l’eau n’était pas froide. Il semblait que sur l’autre rivage les silhouettes aux allures d’enfants fissent des signes avec des exclamations joyeuses comme pour confirmer l’improbabilité du danger. On répondit à ces signes, immergé jusqu’au bassin, désormais, puis aux aisselles. Soudain, on perdit pied. On se mit à nager dans le courant plus violent, atteignant le milieu de la rivière. L’eau brunissait, chargée de branchages et de résidus variés, et la lutte contre son débit concentrait tous les efforts. La rive heureuse ne voulait pas se rapprocher. Un remous désorienta durant quelques secondes. On craignit de suffoquer. On essaya de maîtriser son souffle, de coordonner les gestes banals de la nage, mais avec de moins en moins de cohérence. Les bras, les jambes s’alourdissaient. On percevait toujours, légers, les cris d’encouragements des silhouettes enfantines.

 

 

 

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