Le Passe Muraille

La littérature-scrabble

Une chronique critico-ludique de Claude Frochaux

La littérature contemporaine barbote. La mare à canards est pleine à ras bord et personne n’a envie de la quitter. Mais on ne s’entend plus et quand on ne s’entend plus, on crie plus fort. Et on s’entend encore moins.

Tout le monde sait qu’il y a trop de livres, trop d’auteurs, trop de tout. Mais c’est une fatalité d’époque: on ne peut pas faire autrement. Publier moins n’aurait aucun sens. Il faudrait d’abord savoir comment opérer le tri et qui s’en chargerait. Et puis, il y a trop de tout. Il y a trop de journaux, trop de magasins, trop de médicaments, trop de publicité. Alors, forcément trop de livres. C’est une fatalité. Une fatalité d’époque.

On a l’air de faire n’importe quoi, mais on ne fait pas n’importe quoi. Tout a un sens. Cette multiplication de l’écrit et de l’image a un sens. Cela fait partie du système, de l’ouverture, de la démocratie. «La poésie sera faite par tous et pour tous», disait un auteur du XIXe qui signait A. R. Il avait tout compris, sauf qu’il n’imaginait pas que ça prendrait cette tournure.

La démocratisation est un des aspects du problème. Une des lois de l’Histoire. Il y en a d’autres. L’intériorisation en est une autre. L’individualisation aussi.
L’intériorisation s’est manifestée très fortement dans les années 60-80. C’était à qui remontait à la source, revisitait son enfance, recontemplait la figure du père, de la mère, des ancêtres. Le village de Charente en 1920, le retour des tranchées, les allumettes suédoises d’Auvergne, la Bourgogne au pas de l’escargot dans le dédale des chemins ruraux.

On continue, mais la veine semble un peu tarie. On donne libre cours à sa fantaisie. On délire, on dit n’importe quoi, on est libre. Le fantasme a droit de cité, acquiert ses lettres de noblesse en même temps que de petite vertu. Et, dernier tournant en date, depuis trois-quatre ans, on joue.

C’est la littérature-scrabble. Amélie Nothomb en est la reine incontestée. Toute l’astuce consiste à inventer un scénario à l’originalité sans failles. Tout repose sur l’idée.

Plus question d’en rester aux histoires socio-psychologiques ou de dévoiler l’âme même la plus noire. Il faut une idée, une idée-force, comme les Américains l’on enseigné au cinéma. S’il n’y a pas une idée géniale au départ, un scénario à l’ingéniosité la plus inédite, inutile de forcer la porte. Le film sera mauvais. C’est exactement à ce raisonnement que se fie aujourd’hui cette nouvelle littérature.

Et ça marche. On trouve une bonne idée – plus c’est surprenant, meilleur c’est – et on y va. Naturellement, il faut être vif, savoir dialoguer et trousser une scène sans bavures. Mais, si l’on ne quitte pas la route tracée au départ, aucune raison de s’en faire. Le scénario vous porte.

La vraisemblance, on s’en fiche, la psychologie, aucun intérêt, l’écriture: seule compte l’efficacité. L’imagination la plus déployée travaille dans une gratuité sidérale.

C’est la littérature-scrabble. On s’amuse, on joue. Tous les coups sont permis. On est comme un parachutiste dans le vide, on peut culbuter, gesticuler, inventer les figures les plus variées. Le romancier, ou la romancière, mène le bal et s’en donne à cœur joie.

A quoi rime tout cela ? Bien malin qui répondra. Mais les pistes sont à chercher du côté de la parfaite inutilité dans laquelle évolue la littérature d’aujourd’hui. Plus personne n’y cherche ce qui faisait une des nourritures terrestres, morales ou spirituelles d’autrefois. Et le tohu-bohu généralisé ne fait qu’ajouter le désordre à la vacuité. Faut-il en rire ou en pleurer ? Jouer avec les autres ou se retirer dans son préau ? Finalement, faut-il lire ou relire ?

C. F.

Claude Frochaux vient de recevoir le Prix Lipp pour son essai L’Homme seul, paru à l’Age d’Homme en 1997.

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