Le Passe Muraille

La littérature en Suisse romande à la sauce académique

 

À propos du premier tome de l’Histoire de la littérature en Suisse romande, qui comble un vide et pèche par son tour disparate et sa platitude de style…

par René Zahnd

Nous sommes, et c’est souvent le cas lors des fins de siècle, à l’heure des bilans. Comme s’il fallait rassembler des éléments du passé, renouer certains fils de la mémoire pour mieux passer le cap de la centaine – à plus forte raison celui du millénaire. Les travaux d’Hercule qui jalonnent ainsi l’histoire de l’édition sont intéressants non seulement pour la matière qu’ils traitent, mais aussi par la manière dont ils sont conçus et élaborés, qui reflète une sorte d’état du monde savant (aspirations, méthodologie, évolution théorique, et ainsi de suite). Quelqu’un, un jour, devrait mettre côte à côte ces instantanés qui s’ignorent de la vie intellectuelle d’une époque.

Peu avant l’été est paru le premier tome consacré à l’Histoire de la littérature en Suisse romande (on remarquera qu’il ne s’agit pas de la «littérature romande»), qui traite de la période qui s’étend du Moyen Age à 1815, c’est-à-dire, pour donner deux bornes, d’Oton de Grandson à Benjamin Constant. Comme l’indique Roger Francillon, le maître d’œuvre, dans son introduction générale, aucun ouvrage d’ensemble n’a été consacré à ce domaine depuis les années 1890, c’est-à-dire depuis les sommes concurrentes publiées par Philippe Godet et par Virgile Rossel. Cette lacune devrait être comblée en quatre volumes, les trois tomes à suivre traitant, dans l’ordre, «De Töpffer à Ramuz», «De l’après-guerre aux années 70», puis de «La Littérature romande aujourd’hui» (qui sera évidemment le sujet le plus sensible…)

Pour mener à bien cette vaste entreprise, le directeur de publication a réuni des conseillers scientifiques (Yves Bridel, André Gendre, Doris Jakubec-Vodoz, Roland Ruffieux), travaillé de conserve avec un secrétaire de rédaction (Daniel Maggetti), alors que le montage financier fait intervenir de nombreux partenaires, y compris, c’est à noter, des cantons alémaniques. Un effort confédéral à saluer, pour une entreprise qui ne manque pas d’ampleur ni d’ambition
Le premier tome réunit les contributions de 19 spécialistes. Une belle iconographie vient agrémenter les pages. Quant à la matière proprement dite, elle a été scindée en quatre parties. La première aborde le Moyen Age romand, la seconde tourne autour de la Réforme, la troisième va jusqu’à Rousseau et la dernière part de 1798 pour s’interrompre au traité de Vienne.

Une telle découpe se justifie parfaitement. Elle met en relief quelques figures marquantes et quelques mouvements forts. Il est bien agréable de disposer de soixante pages synthétiques sur Rousseau, de parcourir un chapitre sur le Groupe de Coppet ou de découvrir tel ou tel aspect moins connu de la vie littéraire, et l’on pourrait détailler, ici, les thèmes abordés, les figures exhumées, qui foisonnent, évoquer l’influence de la Réforme, les fabuleux carnets de quelques écrivains voyageurs, l’émergence de «l’helvétisme» ou les belles soirées au château de Coppet, où conversaient les plus brillants esprits d’Europe. Mais il suffira au lecteur de se reporter à l’ouvrage.

La grande force de cette entreprise réside dans la rigueur et la richesse de ses informations. La somme de connaissances amoncelées est colossale: ce volume est, de ce point de vue, plein de ressources. Il sera une mine précieuse pour celui qui entame des recherches ou entend se faire une idée sur une question.
Mais il y a des points sur lesquels on peut se montrer plus réservé.

Le principe du morcellement (un spécialiste s’exprime sur le sujet qu’il maîtrise) laisse le sentiment d’une collection d’articles plus ou moins bien agencés. Outre des disparités criantes quant à la qualité et à l’intérêt de chaque texte, une vision d’ensemble fait cruellement défaut. Ce qui rend des livres comme celui d’Alfred Berchtold, par exemple (La Suisse romande au cap du XXe siècle) admirables, est précisément un pouvoir de réflexion, le sens global d’une société, des enjeux et des mouvements qui l’animent bien au-delà de l’expression littéraire. Ces qualités permettent à son auteur de mettre les œuvres littéraires en situation.

 

Dans le cas présent, chacun y va de son devoir, fait montre de sa science, mais rarement de réflexion ou de mise en perspective. Le parti-pris de privilégier certaines figures ou mouvements, qui par ailleurs sont aussi les plus connus ou les plus étudiés, s’effectue au détriment d’une continuité. Certains enchaînements sont flous. Et puis, si volonté il existe d’intégrer l’évolution de la littérature à celle de la Suisse romande, fallait-il vraiment asséner cette succession de plats chapitres historiques qui ouvre chaque partie, quand bien même il n’existe aucune «Histoire de la Suisse romande»? N’eût-il pas mieux valu laisser le soin à chaque auteur, dans son domaine, de dessiner les contextes, de camper l’époque ?

Un autre point dérange, précisément parce qu’il s’agit de littérature: la platitude de la majorité des écritures. On tend en général vers une sorte de «neutralité objective» dans le style, vers une expression consensuelle où la personne disparaît derrière sa science. Il est vrai que les auteurs sont tous des universitaires, bardés de thèses, familiers des revues spécialisée et qui s’adressent le plus souvent à d’autres universitaires. Tout le monde n’est pas Starobinski, tout le monde n’a pas cette faculté de transmettre son savoir par une écriture qui soit à la fois belle, limpide et personnelle.

Il va de soi que certains chapitres échappent aux remarques qui précèdent et valent par eux-mêmes, comme de passionnants morceaux. Mais pour l’ensemble, ce premier volume restera bien davantage un ouvrage à consulter, au fur et à mesure des éventuels besoin, qu’à lire. Et, en fin de compte, s’il vient combler une lacune, ce sera bien auprès des chercheurs et des facultés de lettres et non parmi un public d’amateurs de littérature.

R. Z.

Histoire de la littérature en Suisse romande, publié sous la direction de Roger Francillon tome 1, «Du Moyen âge à 1815», Lausanne, Payot, 1996.

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