Le Passe Muraille

La gueule de Cendrars

       

Retour au poète supervivant,

par JLK

La figure de Blaise Cendrars relève de la légende, voire du mythe, pour ne pas dire du folklore littéraire, au point que souvent ledit cliché risque d’occulter l’oeuvre, dont la réédition chez Denoël, avec un appareil critique élémentaire (assorti d’excellentes introductions de Claude Leroy, maître d’oeuvre), s’achève précisément sur les trois derniers volumes, tandis que reparaît la biographie très autorisée de Miriam Cendrars.

Or le temps pourrait bien être venu de faire retour à Cendrars, à la fois au poète et au rhapsode en prose, à l’inventeur de formes et au mystificateur mystique reconstruisant le monde au fil d’un voyage essentiellement imaginaire et verbal, mais à partir d’un substrat d’expériences et de rencontres, de choses vues et vécues, d’objets trimballés ou contemplés qui donnent une épaisseur particulière à sa transposition poétique. Revenir à la Prose du Transsibérien ou aux Pâques à New York, à Moravagine ou à L’Homme foudroyé, à Dan Yack ou au Lotissement du ciel: voyage fabuleux en perspective, avec un écrivain qui fut à la fois un grand vivant et un érudit lettré, un être simple et complexe dont la gueule seule nous raconte des tas d’histoires…

La gueule de Cendrars, les mains du manchot (la droite se devine comme un bout d’aile invisible…), sa façon de se tenir, les gens avec lesquels il fraie, Cendrars fumant sa clope derrière un cactus, à sa table, à côté du bois pour l’hiver, avec un groupe de gamins gitans dans une rue d’Aix-en-Provence, au soleil, dans la pénombre de la pauvre cuisine où il écrit dans une doublure de manteau à l’air de vieux sac: telles sont les images du poète que le jeune Doisneau, qui n’avait pas encore de nom, a fixées lors d’une première rencontre en Provence qui allait se prolonger, en 1949, avec un livre évoquant La Banlieue de Paris, initialement paru à Lausanne à l’enseigne de la Guilde du Livre.

C’est une belle idée que de réunir ces photos de Doisneau, entre autres documents (lettres manuscrites, coupures de presse, chronologies des deux compères, planches des contact ou originaux) dans ce superbe album, avec un commentaire liminaire de la fille du poète, Miriam encore, qui « raconte » la rencontre de Cendrars et Doisneau (en octobre 1945) et détaille ce que chaque photo «raconte» elle aussi.

Dans une évocation complémentaire de Doisneau la malice, Jérôme Camilly cite son ami photographe lui parlant de Cendrars : « Il avait un tel poids humain qu’il pouvait s’adresser à n’importe qui. » Cela même que disait aussi Henry Miller, juste avant de rappeler que chez Cendrars ce poids humain allait de pair avec la légèreté et le souffle de l’ange, Cendrars supervivant et poète…

JLK

Doisneau rencontre Cendrars. Buchet-Chastel, 2006. 119 pages.

Blaise Cendrars. Tout autour d’aujourd’hui. Vol. 13, 14 et 15. Le dernier tome contient les fameux entretiens avec Michel Manoll, Blaise Cendrars vous parle... Denoël, 2006.

(Le Passe-Muraille, No 71, Janvier 2007)

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