La faille en chacun de nous
À propos de Nabiroga d’Annie Saumont,
par Antonin Moeri
Deux histoires dans un petit livre. On entend une voix. Sans doute celle d’un enfant, mais le lecteur ne sait qui parle. Des personnages apparaissent : deux soeurs jumelles, Annette qui ne voulait pas sortir du ventre maternel et Cathie la rebelle, la sauvageonne; Petitbout qui retrouvera la sandale de sa soeur et que la fièvre clouera au lit. C’est que sa soeur Annette est morte. Cathie lui aurait flanqué une gifle, la faisant chuter du mur « dans le jardin potager en plein sur les châssis vitrés ».
Dès lors, Cathie n’écoute plus l’institutrice, elle tombe de cheval, manque la balle au tennis, lit des polars en mangeant du chocolat, cherche des mots sales dans le dictionnaire, envoie des taloches à son petit frère. Elle devra consulter un psy, « un vrai mec de cinéma » à qui elle dira des mensonges. Elle fuguera en emportant l’argent des courses. Elle a toujours rêvé de voyager par le monde, de dormir sur le sable fin des plages. On l’imagine errant «à Tombouctou sous les tropiques dans la Sierra Nevada sur les plateaux du Tibet». En réalité, elle aura trouvé refuge auprès du gardien du cimetière où sa soeur est enterrée.
Dans le second récit, un homme se souvient d’une époque lointaine où il était soldat à l’autre bout du monde. Il raconte le trouble qui le saisissait lorsqu’il se blottissait contre une femme vivant dans un trou. Cela se passait au bord de la mer, alors que des garçons jouaient sur le sable fin et qu’un cerf-volant s’élevait dans le ciel bleu, «traînant dans son sillage une banderole imprimée de lettres scintillantes ». L’homme voit jour après jour le ventre de la troglodyte s’élargir, alors que les garçons, sur la plage, participent à un concours organisé par Coca-Cola. Il promet à la fille de l’emmener en France où elle «apprendrait à se servir des appareils ménagers et à ranger l’appartement ». Mais lorsque, un jour, il la retrouve gisant dans son propre sang, il est pris d’un désespoir infini. Il rentre au camp en hurlant. L’armée le renvoie dans son pays.
On nous laisse la liberté d’imaginer ce qui unit les deux histoires et je me demandais, en lisant Nabiroga, ce qui fait le talent d’un vrai romancier. Je songeais à Bernanos, à son histoire de Mouchette. Je me disais que, peut-être, ce don provenait d’un rare pouvoir de suggestion et d’évocation : installer, avec les mots les plus simples et l’écriture la plus dépouillée, un climat de violence et d’incertitude où les énigmes de la vie restent à déchiffrer.
A. M.
Annie Saumont. Nabiroga. Editions Joëlle Losfeld, 2004, 62 pages. Coll. «Arcanes».
(Le Passe-Muraille, No 60, Avril 2004)