Le Passe Muraille

La fabrique de l’écriture

 

Fantaisie et liberté littéraire de Corinne Desarzens,

par Pierre Yves Lador

Ce bref livre est un livre des merveilles, une espèce de carnet de naturaliste qui observe et note, en vingt-quatre textes, ce qu’elle voit, remarque, cri-tique, en s’émerveillant constamment du privilège de celle qui prend le temps de rencontrer l’autre, le monde, car le monde est toujours étranger.

L’auteur surfe sur la planète, elle visite, rencontre, comme une journaliste ou plutôt une éternaliste, une instantanéiste. D’ailleurs plusieurs textes de ce recueil sont consacrés à une émission de radio qui donne la parole à une journaliste selon le coeur de notre observatrice, ou à une conférencière détaillant les mousses ou encore à Simon (Schama évidemment) qui donne un séminaire sur Rembrandt. Et ce ne sont pas les textes les moins propres à mettre en lumière cette fabrique de l’écriture. L’auteur retranscrit, choisit, cite, transforme le discours des autres en se l’appropriant. Elle se tient à juste distance, entre créateur et récepteur ou plutôt les embrasse tous deux, d’une naïveté rouée quand dans le texte sur les mousses bourré de mots savants, techniques, tour à tour elle les définit dans la foulée, Saxicoles, terricoles ou corticoles, selon qu’elles se fixent sur la roche, la terre, ou l’écorce… ou qu’elle avoue, chaque mot est neuf, ou enfin qu’elle change de camp, nous ne connaissons aucun de ces mots. Les mousses sont un monde à côté d’un autre monde. Et l’on ne peut s’empêcher de lire ces mots comme un clin d’oeil, une connivence, une sympathie avec le lecteur qui est dans un autre monde, une invitation à entrer dans le monde de l’écriture qui surgit sous ses yeux.

Ailleurs, contant deux tranches de vie, elle passe aux aveux, de ceux que l’on aime à faire à ceux moins faciles peut-être. Je pense à L’Uniforme, récit dans lequel on voit les réactions d’une mère (et parfois du père ou de la famille) face aux exigences, qualifiées de militaires, du directeur de la fanfare locale, voire à la complicité sociale réclamée à demi-mot et manifestée par tous, jugée intolérable par l’anarchiste mère désireuse de libérer son fils à peine engagé et déjà caparaçonné. Mais on retrouve cette anarchiste voyageuse dans Fiasco, où elle reçoit Saskia, la poète néerlandaise, qu’elle a rencontrée à deux reprises lors de leurs voyages, qui vient pour quelques jours et manifeste une personnalité envahissante, peu respectueuse des us de ses hôtes, et juge leur façon de vivre. Lucide, l’auteur reconnaît implicitement l’échec de la fraternité universelle.

Elle reprend sa quête de la découverte de l’autre dans l’épisode de la pâtisserie de Palerme ou des musiciens de Kazan rencontrés à Die et nous offre des pages caractéristiques de son art, de sa capacité de poète qui rapproche ce qui apparemment est éloigné dans le temps ou l’espace, voire dans des domaines divers, par des métaphores ou des sauts que je ne qualifierai pas de coq-à-l’âne, mais de mousse au vin.

Enfin de brefs instantanés ou des méditations parsèment le recueil, traitant aussi bien De ciseaux et de cheveux que De midi à quatorze heures. N’allez pas croire qu’elle les coupe en quatre ou cherche de midi à quatorze heures, non, il y a une fraîcheur, une légèreté, une grâce même qui apparaît sous les mots les plus rares, les impressions les plus originales, un humour, parfois caustique, qui engendrent un réel bonheur chez le lecteur. Corinne Desarzens est pour moi le meilleur exemple de liberté littéraire dans ce pays, car elle réussit (et essaie, ce qui n’est pas le cas de la plupart) à embrasser le monde dans sa diversité et sa richesse, les sciences naturelles, la cuisine, la vie quotidienne, les paysages, l’histoire de l’art, la musique, le cinéma, la littérature (quelle dévoreuse), les livres et les medias, l’actualité, dans une fringale qu’elle restitue et interprète avec un ton, une poésie, une écriture singulière et, ma fois, accessible, même sans le dictionnaire. Mais il est permis d’y recourir…

P.Y.L.

Corinne Desarzens. Le Verbe être et les secrets du caramel. L’Aire, 2006. 174 pages.

(Le Passe-Muraille, No 72, Mai 2007)

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