Le Passe Muraille

La diplomatie de l’esprit

 

Lecture d’un chef-d’oeuvre de littérature comparée signé Marc Fumaroli,

par Gérard Joulié

Vient de paraître chez Hermann, éditeur des sciences et des arts, un ouvrage magistral: La Diplomatie de l’Esprit (de Montaigne à La Fontaine) de Marc Fumaroli. Il ne faut pas craindre de louer un auteur qui l’a mérité. Il y a là un chef-d’oeuvre de littérature comparée et de critique, c’est-à-dire d’explication et de jugement.

L’auteur s’est donné un grand projet. Il a décrit tous les prodromes de la révolution classique. Cette révolution s’est produite en deux temps. Au XVIe siècle avec la Renaissance, et au début du XVIIe avec l’hôtel de Rambouillet et la naissance des salons. La teneur définitive, la teneur finale du classicisme s’explique par ses origines, par sa filiation intellectuelle ainsi que par les conditions sociales qui l’ont fait éclore: une classe, l’aristocratie, ou la haute bourgeoisie, où des âmes libres de développer plus complètement leurs sentiments, parce qu’étant hors du métier des lettres, elles ont le loisir de penser davantage à leurs émotions et de cultiver l’art du bien dire et de la conversation qu’illustrent respectivement les mémoires, les maximes, les essais, les pensées et l’art épistolaire.

Marc Fumaroli commence par montrer que la doctrine proprement classique est antérieure au XVIIe siècle. Nous croyons communément que le classicisme est l’oeuvre de Boileau, qu’il est né autour de 1660 des entretiens du satirique et de ses amis. Fumaroli rappelle que c’est une erreur. Assurément, le classicisme du XVIIe est relié à celui de la Renaissance, l’italienne et la française. Il est, par les humanistes, Montaigne, Erasme, Rabelais, Bodin, rattaché à tout le monde de l’Antiquité, notamment latine, représenté par Quintilien, Sénèque et Cicéron. L’art complet, l’art parfait, qui est en réalité l’art de vivre de l’honnête homme, a un fond immuable qui est transmis de siècle en siècle (avec des éclipses) et c’est ce fond qui constitue le classicisme (ou l’humanisme) éternels. Il se réduit à un petit nombre de règles et de principes, il est vrai, rigoureux, parce qu’ils sont dictés par la nature humaine: vérité des sentiments, efficacité de l’expression, intervention de ce jugement rapide et profond qu’on appelle le goût, conciliation du génie personnel avec le génie humain par l’intermédiaire d’une langue donnée, avec ses lois et son usage; et c’est peut-être tout. Mais ce classicisme éternel a ses modes, ses applications, ses moments. Montaigne et Ronsard, Malherbe et saint François de Sales, le père Bouhours, Vaugelas, le Chevalier de Méré et Pascal, Descartes et Retz, La Rochefoucauld et la duchesse de Rambouillet, La Fontaine et les poètes Louis XII, plus tard Boileau et ses amis, si divers les uns des autres dans l’exécution et l’inspiration, ont assuré par leur accord préalable, par leur poétique bel et bien concertée, l’un de ces moments du classicisme. «La prose, la conversation deviennent affaire d’Etat et lien social, écrit Marc Fumaroli. Cette idée de la prose et de sa clarté convertit à la France tout ce qui en Europe aspirait à l’esprit».

Il est vrai que le chef-d’oeuvre de la France est sa littérature, et que le chef-d’oeuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite dont la pareille ne se trouve nulle part. Depuis le XVIe siècle, il n’est pas d’époque chez nous qui n’ait produit des ouvrages de philosophie, d’histoire ou même de science pure admirables par l’ordonnance et le style. Or la cour et le salon, plus tard les cafés, ont joué le rôle le plus actif dans la formation et la direction spirituelle de nos lettres. On peut apprécier diversement cette fermentation, soutenir qu’elle fut plutôt nuisible au développement de puissantes individualités, favorable aux intrigues et aux jeux de la vanité. On peut y voir au con-traire une condition aussi propice à la vitalité de l’esprit que les bourses le sont à la circulation et à la multiplicité des affaires.

Ce premier Parnasse se distingue par le raffinement dans la contrainte, par la pureté du goût, par la modération des passions ou par la maîtrise de ces passions. C’est l’époque où les nobles, rebelles désoeuvrés en qui bouillonnait encore le sang des grands individus des Croisades et de la Renaissance, sont parqués à la cour et dans les salons. Ils regardaient les femmes de plus près. C’est le temps des maximes. On en fait une arme du langage dans le pays où naguère des idéalistes sentimentaux ont divinisé la femme. On exerce sur elle cet esprit acéré, ce trait juste que Nietzsche admirait tant chez les moralistes français. Ces deux tendances contraires, souvent enchevêtrées, l’idéalisation courtoise et la rigueur dans l’analyse partent du même fond, l’héroïsme. Les cours d’amour ont remplacé les champs de bataille, mais c’est toujours la prouesse jadis imposée au chevalier. C’est à cette époque que le Français a appris à parler. Toute notre littérature se ressent de cette école. Elle est une espèce de conversation brûlante pleine d’interrogations et d’aveux indiscrets.

«La conversation à la française, écrit Fumaroli, telle qu’elle prend son essor au XVIIe siècle, suppose chez tous ses partenaires une éducation littéraire d’ordre rhétorique. Mais elle s’emploie à le leur faire oublier. Elle suppose, une fois cette éducation passée au degré de l’improvisation, une habituel-le maîtrise de l’élocution (clarté, propriété, choix des mots et des tours les meilleurs), de l’invention (lieux communs vivifiés par l’esprit) et de l’action (modération de la voix et du regard, ges-tes appropriés). Ces interlocuteurs de loisir sont en réalité des artistes complets de la parole qui, le plus souvent, dédaignent d’être écrivains et font à bon droit le désespoir des écrivains: rien n’est plus difficile que de retrouver par écrit la facilité apparente et la plénitude communicative de l’improvisation orale, sauf si l’on y est soi-même entraîné très tôt par la conversation. D’ailleurs, ce public d’improvisateurs accomplis, quoiqu’amateurs, est le premier juge des oeuvres littéraires; son jugement dialogué et oral est rendu sur les oeuvres qu’il juge selon son propre critère: la vivacité et la fraîcheur de l’oral retrouvée par l’écrit. Théâtre exemplaire pour la littérature écrite, la conversation des gens d’esprit est aussi le tribunal où la littérature est passée à l’étamine».

Et cela encore qu’ajoute l’auteur: «Si la conversation est devenue avec un tel empire et une telle évidence, au XVIIe siècle, à Paris, le foyer fertile et vivant d’une littérature qui ne se renferme ni dans l’écrit ni à plus forte raison dans l’imprimé, c’est que la philosophie, voire la théologie de la conversation lettrée, victorieuses des haines partisanes, sont désormais universellement admises par la société parisienne. Cette philosophie, commune à Erasme, à Montaigne, à François de Sales, prend pour principe que l’humaine nature tient de la divinité par la parole et s’élève vers sa source par la réciprocité de la parole.»

Si les artistes classiques étaient volontiers utilitaires; s’ils pensaient que la poésie peut instruire, s’ils se plaisaient à enseigner aux grands l’héroïsme par la tragédie, comme l’honnêteté à tout le monde par la comédie, ils connaissaient en même temps le prix, la saveur, les délices d’un art n’ayant d’autre objet que lui-même. C’est une tout autre affaire que l’art pour l’art. Celui-ci, en rébellion contre la société, s’enferme dans une tour d’ivoire qui peut fort bien ressembler à une catacombe, orgueilleuse et hostile. L’art classique désintéressé, au contraire, est une trêve, une halte, une oasis que l’esprit des hommes donne à leur coeur.

G. J.

Marc Fumaroli, La diplomatie de l’esprit. De Montaigne à la Fontaine. Hermann. Collection Savoir: Lettres.

(Le Passe-Muraille, No 17, mars 1995)

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