La dérive des continents, du passé et des ruines
Par un titre générique, Et la guerre est finie, annonciateur d’un constat qu’on voudrait faire sien, Shmuel T. Meyer, Goncourt de la nouvelle 2021, propose au lecteur une errance-voyage en trois temps – le coffret est constitué de trois recueils de nouvelles -,comme si celui-ci devait s’accorder des pauses ou contretemps pour passer d’un rivage à l’autre sur le pont d’une écriture trans-continentale par laquelle l’auteur tresse avec mélancolie des portraits d’un monde ancré dans le XXème siècle auquel il dit appartenir seul.
par Francis Vladimir
On ne saurait taire, en préambule à cette note, combien cet ensemble construit au cours de cinq ans, dans une langue de nomade, est remarquable par l’empathie et la justesse du ton, la clairvoyance du regard sur le genre humain et l’écho réconfortant, un rien désabusé, qu’il renvoie aux rescapés échoués en ce premier quart du XXI ème siècle.
1: Les grands express européens
Avec Les grands express européens nous voici sur le sol de la vieille Europe dans et au lendemain de la 2ème guerre mondiale dans ce temps de reconstruction, nommé bizarrement les trente glorieuses, et qui nous portera jusqu’au chamboulement à l’orée des années quatre vingt avec l’arrivée à Downing street de la Dame de fer, comme précisé.
De cette période nous appréhendons ce que les personnages, en de courts récits laissent entendre, par la voix d’un narrateur ou leur voix propre. Dans une écriture calculée au plus juste, tranchée, où toute fioriture est proscrite chacune des nouvelles ouvre et se ferme sur des univers reliés dont on découvre ce qu’ils furent, au fil de la plume.
Dès la première nouvelle, éponyme du recueil, véritable clé, nous montons dans le train du luxe et de la catastrophe, en un hiver spectral, de 1954, du temps de l’abbé Pierre. « Elle était immobile sur les rails, lorsque le long train, tiré par la locomotive diesel verte arriva, soulevant sur son nez des gerbes de neige. La compagnie internationale des wagons-lits et des grands Express Européens observa pour la première fois un arrêt dans la petite gare de la ville, comme un triste autorail, une vulgaire Micheline. »
Le dénouement d’une vie, tragédie, mantra du malheur qui ouvre et trimballe, certains protagonistes des nouvelles suivantes, au gré d’un itinéraire de Venise au Nord de l’Europe, est porté magistralement en à peine six courtes pages qui disent tout de l’incommunicabilité et du vide d’une vie de pauvre.
Cette absence, ce retrait à la vie même, si elle forme prologue sera le ferment de ce que la suite du recueil propose de découvrir. La perte de l’être aimé est au cœur de plusieurs nouvelles. De manière magistrale et légère on accompagne le souvenir ému d’Arnold Breslauer ( Bella Tola), empreint d’une nostalgie ténue, que les cimes toutes proches et le cœur de l’été favorisent, rangeant ainsi au rang de nuée la femme disparue « dans les longues plaines de Silésie ». Cruauté de l’oubli face au diktat de la mort ou sursaut salvateur pour continuer à vivre et se leurrer ? « Arnold considère avec amour ces cimes fabuleuses qui arrachent la peau du ciel. »
Avec cette douleur fantomatique Shmuel T. Meyer est au cœur de son sujet, celui d’une guerre qui ne connaît d’autre achèvement, pour ceux qui en furent marqués, que dans un geste ultime. Ce geste, s’il est définitif par le fait de se donner la mort ou de régler la mort de l’autre ( la Louisiane, Caffè Greco, la pleine lune avant Apollo11,Rote Armée Fraktion) est aussi abandon amoureux ( les studios de Saint-Maurice) ou d’ordre emblématique, ce que l’écrivain nous propose à plusieurs reprises tant il est vrai que l’art est aussi affaire de survie. Ainsi deux belles figures charpentent chacune un récit, Clara Bassano, poétesse italienne (Caffè Greco), et Louis Soutter ( les cailloux rouges de Colorado Springs), peintre-musicien violoniste suisse. Deux textes empreints, le premier, d’une acceptation obstinée, chronique d’une exécution annoncée, si nombreuses en fin de guerre, manière de faire expier un peu plus les victimes, – « Elle demande du papier, il le lui amène. Il a bien le temps. À part elle, personne ne vient au Caffè Greco depuis l’annonce du départ du roi et du maréchal Badoglio pour le sud. Clara Bassano d’une écriture pointue comme une épine note – Si le bonheur écrit mal, alors le malheur gribouille. » – le second, d’une volonté hors du commun, destin d’artiste, où la promenade-escapade sous la pluie, le retour dans l’asile pour nécessiteux de Ballaigues en Suisse, sa confrontation quotidienne à l’incompréhension, le souvenir altéré d’une union malheureuse à Colorado Springs, font en dépit du temps qui passe et des atteintes physiques, le formidable ciment d’une pratique artistique et d’une œuvre picturale d’une modernité aiguë et à jamais reconnue.
Par le biais de l’art, des atmosphères resserrent ces courts récits rappelant à ceux qui pourraient oublier, les lieux d’enfermement et d’épouvante que furent Beaune la Rolande, Drancy, Auschwitz (51 rue Sholem Aleikh’em, Rote Armée Fraktion), quand le temps inespéré des retrouvailles d’un père et d’une fille, des années plus tard, se clôt par le désastre.
L’auteur élève le genre de la nouvelle qui rivalise, l’air de rien, et se révèle l’humble alter ego des autres arts. Si la peinture en est élément d’élaboration, la musique aussi laisse entendre sa mélopée, le rythme doux, fluide et entraînant de Moonlight in Vermont, nous installant confortablement dans le wagon où, le temps d’une soirée magique, les destinées croisées observent une pause. Et puis on ne manquera pas de noter que Shmuel T. Meyer en insérant des écrivains comme Albert Cossery, Albert Camus dans la trame des nouvelles, leur rend un bel hommage par clin d’oeil à leur œuvre et évocation des lieux qui furent les leurs, la chambre 58 de l’hôtel Louisiane à Paris pour Cossery et Lourmarin, dans le Vaucluse, où Camus repose. Bel hommage, s’il en est, aux grands de la littérature. On doit aussi à Magdalena M. écrivaine de papier, le double nécessaire, l’écriture du recueil.
Par le jeu de douze textes, dont certains s’emboîtent comme poupée gigogne, où les péripéties de l’existence font continuum à la guerre qu’on voudrait achevée, se révèlent tout au long de ce premier recueil du coffret, dans des décors ferroviaires de convois, de quais de gare, d’hôtels, de lieux de villégiature et de privilégiés, de lieu de retrait, d’attente, de solitude et de réclusion, la tension intérieure des êtres, l’inexistence aussi car l’humanité piétinée des hommes et des femmes sont constitutifs de l’inhumanité d’une époque, ce qui, hélas, fait principe tristement universel.
2: Kibboutz
La lecture de ce deuxième recueil restitue une expérience de vie, celle de l’auteur en son état de Kibboutznik. À lire ces quinze nouvelles je me suis retrouvé au temps où je me plongeais dans les enfants du rêve de Bruno Bettelheim. Cette réminiscence a créé, il me faut le reconnaître, une proximité inattendue. J’ai posé sur la galerie des personnages, dans des textes aussi courts que les premiers évoqués, un regard bienveillant, accompagnant. On ne dira jamais assez que la justesse d’un livre, plus que donner à lire, est de le faire nôtre, de nous faire palpiter jusqu’à intégrer à notre intimité et à notre imaginaire, les évidences et les aspérités du monde de l’auteur. Et, sans doute, y-a-t-il dans Kibboutz toute cette mélancolie qui dit à sa manière l’enthousiasme d’une époque et les désillusions annoncées.
Plongés au cœur du quotidien de cette expérience retranchée d’une vie coopérative et de vivre ensemble, sur des territoires âpres, difficiles, et qui se voulait exemplaire tant du point de vue social, éducatif, citoyen que du point de vue affectif, les personnages que Schmuel T. Meyer fait vivre sous nos yeux, sont autant d’archétypes qui rendent compte d’un monde d’hier que les assauts de la vie qui passe ont délité. Dans ce constat il n’y a d’autre ressentiment chez l’auteur que le désir de faire écriture, par l’élégance même qui est la sienne, d’aborder chacun de ces personnages avec la tendresse de celui qui a partagé et mesuré les dégâts que les hommes, que l’on croyait pouvoir devenir meilleurs, font au nouveau monde qu’ils prétendaient édifier. De cette utopie qu’on pouvait croire toute tracée et glorieuse, au sortir de 1945, le recueil nous en désenchante. Et tout est dans la manière de dire. Des illusions perdues Schmuel T. Meyer en a plein les poches et c’est pour cela qu’il s’en déleste comme autant de petits cailloux tel le petit Poucet du conte qui les semait pour ne pas oublier le chemin parcouru et pour ce qui le concerne, lui, l’auteur, ne pas sombrer. « J’étais un enfant du kibboutz, « un sandales-short », aux genoux couronnés ( Kikar Dizengoff) ». De cette phrase d’ouverture sont convoqués et posés sur les pages du livre chacun des protagonistes. Le narrateur nuançant sur la palette des sentiments chacun des portraits qu’il expose au lecteur, nous promène au gré des péripéties d’un quotidien simple, prosaïque, à hauteur de ces hommes et de ces femmes à l’histoire personnelle,imbriquée et au cheminement constitutifs, depuis la création de l’état d’Israël en 1948, d’une tentative collective d’être au monde, dans une réalité naissante qui nous semble, aujourd’hui, appartenir à un monde oublié. Mais on ne sait que trop que la résurgence des anciens mondes affleure impromptue et restitue à fleur de peau des sentiments qu’on aurait voulu garder.
Ainsi en est-il de Kibboutz, petit bijou de recueil où toute déférence est bannie pour laisser place à une bienveillance désolée face à l’échec d’une société, mais aussi à la colère et la douleur comme celle qui clôt le recueil, « nous voulions des temps messianiques sans le messie, ils veulent le messie sans le mériter ( Nous allons vers l’effroi) ». Le temps des épreuves n’en finit pas pour le narrateur qui déplace le curseur de l’individu à toute une société qui, précisément, ici, est celle d’Israël. De cette vue d’ensemble où les personnages pourraient n’être que miniatures, des pantins de l’histoire ballottés par des événements qui les dépassent, les nouvelles restituent en chair, en sang et en sueur, la réalité pour chacun d’eux, les grandissant et les haussant à leur propre humanité, dans le malheur, pour les uns, à leur sécheresse de coeur, dans leur supériorité et mépris, pour les autres. Au mitan de son recueil, l’auteur a posé l’écrivain, nouvelle cruelle et décalée, où le fils, dans son coin de Kibboutz, « C’était un cube de béton sur pilotis entouré d’un jardin mal entretenu où trônaient une balancelle rouillée et un vélo dans un état similaire » rejette et efface, par l’absence totale d’émotion, dont il fait preuve à son égard, sa propre mère – « Plus de quarante ans qu’elle ne l’avait revu. Il avait fallu la mort du père pour qu’elle ait enfin le courage d’enfreindre un « kaddish » prononcé chaque année depuis quatre décennies, ressusciter Daniel d’entre les morts sans sépulture et accepter qu’il fût aujourd’hui le célèbre romancier qui signait, sous le nom de Dani Amon, des livres impies qu’elle n’avait jamais lus. »Écrivain reconnu mais homme ratatiné au cœur rouillé. Constat implacable qui donne à entendre le carcan de l’appartenance religieuse et l’éloignement, la dislocation qui, d’une génération l’autre, sépare les êtres que la mort même ne pourra réunir.
Mais l’art du nouvelliste est d’alterner les coloris, d’un texte à l’autre et à l’intérieur même d’une nouvelle. « Oncle Yona était conscient que sa désignation, parce qu’on ne pouvait sérieusement pas parler d’élection comme secrétaire aux transports du kibboutz, devait beaucoup à sa respectable barbe grise, et encore plus au fait que les deux moignons ramenés de la guerre du Sinaï avaient limité sa mobilité à une chaise roulante et le rendaient, de ce point de vue-là, d’une totale impartialité. » Cet homme de cinquante ans, homme à tout faire du Kibboutz se voit confier l’insigne mission d’affecter les moyens de transports – denrée rare en ces temps de pionniers – selon les nécessités hiérarchisées. Homme de l’ombre pourrait-on dire, un rien bougon, droit dans ses bottes mais homme de cœur et de bon sens et d’arrangement que la vie qui, elle, ne s’arrange de rien, mettra à nouveau KO. Aux qualités lumineuses du cœur Schmuel T. Meyer oppose les miroitements sombres, la noirceur, le calcul froid de l’égoïsme, car c’est une société traversée par ses traumatismes qui est le sujet du livre. Et la guerre que l’on croyait finie, n’en finit pas de se terminer à moins qu’elle ne soit qu’un éternel recommencement. Reste, cependant, cadeau précieux un temps de cerises, temps béni s’il en est, cher à tous, en tous temps, en tous lieux « Répétant ce que David m’avait montré quelques heures plus tôt, j’avais soufflé sur le ventre d’un petit passereau que je tenais tremblant et chaud au creux de ma main. Sous le duvet, sa petite panse rondouillarde et haletante était rouge comme les cerises qu’il avait picorées. Esther avait soufflé sur les autres ventres et riait de leur goinfrerie si visible… Sur le chemin du retour, Esther, juchée sur mes épaules, bourdonnait en caressant l’air tiède, bras tendus vers le ciel, les phalanges serrées sur ses bouquets de cerises. ».
3 : The Great American Disaster
C’est par l’écriture, au creuset de celle-ci que l’auteur authentifie The Great American Disaster qui, de la guerre de Corée à celle du Vietnam, va placer nos cousins d’Amérique, face à l’échec d’eux-mêmes quand le rêve d’un American way of Life se révélera trompeur et fossoyeur de tant de vies.
À suivre les protagonistes de ce recueil nous nous retrouvons, lecteur, dans la ballade musicale du grand jazz américain et de ses ténors ( John Coltrane, Miles Davis, Max Roach,Lee Konitz, Paul Consalves,), de ses chanteuses hors normes ( Abbey Lincoln, Blossom Dearie, Carmen McRay), et au long d’une balade New-Yorkaise qui sied si bien à un auteur comme Schmuel T. Meyer.
Oeuvre imaginaire et de rencontres, celle d’un auteur qui de sa rive à lui, dont on sait qu’elle est multiple, et de son amour pour le jazz – toute une époque -, raconte l’Amérique, de la Beat génération et de ses poètes( Allen Ginsberg, William Burroughs et Jack Kerouac) aux hippies des années soixante. D’un monde en rupture, sur des restes glorieux, à un monde qui s’hallucine. Pour qui connaîtrait mal les States, sa saga, il y a dans ce livre les mille et une raisons de découvrir et prendre la mesure de ce que le titre contient en lui-même.
Après que l’Europe soit passée sous les fourches caudines de la guerre, que son propre pays, petit bout de terre, une miette, au regard de l’immensité du monde, soit à son tour le terrain et le terreau fertile d’une guerre sans fin, du corps à l’esprit, les individus où qu’ils se trouvent restent soumis à cette contingence majeure et de la tragédie et du malheur. C’est dire ce que ces pages américaines recèlent de forces, obscures, au signifié puissant, jamais exemptes de la trouée nécessaire, la goulée d’air, l’eau qui coule, qui remettent les choses en perspective, celles-ci étant ce que, dans la tête, la plus éprouvée et la plus abandonnée, et la plus en révolte, une créature peut consentir au monde auquel elle tente d’appartenir. On se sent donc pieds et mains liés dans cette Amérique des années cinquante jusqu’à celle de la chute de Saïgon en 1973. Les événements défilent ainsi au travers des histoires rapportées qui, dans une écriture maîtrisée travaillant sur la faille, le traumatisme, la désespérance de l’attente et le rêve brisée, de la resilience impossible, exposent crûment la perte du sens de la vie et tout cela est donné dans les vapeurs d’alcool et les substances illicites. « Dix ans depuis le périmètre de Busan, son retour de Corée, sept depuis l’École de police et trois depuis son arrivée en provenance du Queens au district de la 67ème, il en avait vu des cadavres, des morceaux de bidoches, de ceux qui vous ôtent, comme des pelures d’oignons, une à une, vos convictions sur la promesse de l’humanité et les temps messianiques. Il avait tapé dans la gnôle comme les autres, goûté de la chimie, rien n’y faisait, Saul Gantz perdait chaque jour une épaisseur de peau qui le rendait fragile, plus vaporeux qu’un fantôme .»(New York Steam Company).
C’est avec quelques personnages récurrents que l’auteur nous prend par la main et nous guide dans les méandres et l’histoire d’une ville et d’un pays énormes, New York et les United States of America. À cette dérive d’un continent, on assiste bouche bée à un rappel à l’ordre de tout ce que nos valeurs les plus profondément démocratiques peuvent avoir de vain face à l’avalanche des contraires. Car ceux-là sont si nombreux qu’on en oublierait presque les raisons pour lesquelles nous passons un jour sur cette terre et le peu qui nous est décompté, dès notre venue en ce bas-monde, apparaît insensé, c’est à dire hors du sens. Pourtant c’est à l’aune de ce Great American Disaster, à l’allure de tragédie antique où les coups du sort sont si nombreux qu’ils frappent, au petit bonheur la chance, sans qu’il soit possible d’en réchapper vraiment, qu’il n’est pas anodin de relever que l’auteur s’attache par la minutie du quotidien, les petits riens d’un moment vide, d’un regard désemparé, à dessiner des silhouettes de légende où des êtres de peu. Je dis de peu car c’est bien de cela que nous parle ce livre lorsque les plus grands eux-mêmes tombent de leur piédestal. « Son compagnon de chambrée, Georges Hammerstein, qui avait achevé ses études de droit, avait rejoint l’équipe de campagne de John Kennedy qui se lançait dans la course aux sénatoriales. Joe Rappoport, lui, n’aimait pas le jeune représentant catholique, son histoire d’amour avec les démocrates c’était Éléanor ( Roosevelt), Steveson et les libéraux New-yorkais, pas ce fils de famille qui avait fricoté avec la pègre durant la prohibition et entretenait des liens d’amitié avec Joseph McCarthy, le chacal haineux et baveux de la Commission des Activités Anti-Américaines. »(Home run). Sobre, cruel, expéditif.
Mais ce serait donner une piètre idée de l’écriture de Schmuel T. Meyer, s’il n’était précisé combien son empathie pour le genre humain l’emporte sur le constat d’échec et la désespérance. Il y a chez cet auteur, une manière rare de poser et d’étayer le regard, d’extirper du flou de leur vie des êtres de chair et de sang, pour les confronter à eux-mêmes et à l’onction du lecteur qui, dans une solitude comparable à la leur, évalue les dégâts de ce que toute existence garde au secret d’elle-même ou laisse éclater au grand jour, joignant ainsi la multitude de facettes de nos vies prises ensemble où le passé, pour certains, se révèle indépassable.
« Ils se sont avancés vers moi en rigolant. La fille qui devait avoir à peine seize ans et une tache de vin qui lui bousillait la moitié de la joue avait tiré une carabine de la sacoche accrochée à la benne du pick-up. – Ici on n’aime pas les youpins qui gerbent des lobsters et pleurent les nègres.- C’est elle qui a tiré, j’en suis sûr, et ils ont ri. »(Hamlet to Queens – 17 juillet 1967 -) De cette vallée de larmes, où les déshérités sont légion, peut naître des matins de lumière, où le sordide se transforme en une cérémonie étonnamment puissante où la raison dépose les armes pour laisser filer l’amour absolu celui par lequel rien ne peut être saisi s’il n’y a don ultime de soi à l’autre, et de l’autre à soi, pour que le monde tel qu’il est et parce qu’il est ce qu’il est devienne nourriture terrestre dans tous les sens du terme. Dans la proposition dernière de ce recueil (un déjeuner de lumière), en aparté, Shmuel T.Meyer fait de la réalité crue, frigorifique, insoutenable, un rêve tranquille. Du grand art.
Et la guerre est finie de Shmuel T. Meyer – coffret de trois recueils aux éditions Métropolis – 2021- 30€ –
F.V.