Le Passe Muraille

La belle paresse d’Apollon

À propos de La Fontaine, retrouvé dans Le Poète et le Roi de Marc Fumaroli,

par Gérard Joulié

On sortait de la Fronde, cette querelle d’Italiens autour d’une régente espagnole, le chapitre le plus panaché, le plus paillasse de notre histoire, et confus jusqu’à la démence. Age sans morale ni frein, où le scandale compte pour rien, où la gloire et les grands mots sont tout. 1650: le rideau tombe sur cette magnificence, débute une époque de colbertisme ennuyeux, d’inspecteurs des finances jansénistes, où le scandale tue, où les éclopés de la Fronde, mal consolés, s’appliquent à démontrer le peu que vaut l’homme, et ce qui était louable en 1650 devint pendable en 1660, de par la volonté de deux hommes: le roi et Colbert. Un homme illustre les temps anciens: Fouquet. Deux hommes illustrent les temps nouveaux: le roi et Colbert. Le roi, certes, n’aimait pas Fouquet qui l’offusquait par sa magnificence et l’empêchait de grandir, mais cette aversion légitime et royale, Colbert en fera un chef-d’œuvre de haine, lui fournissant les calomnies, les arguments et jusqu’à l’idéologie de l’autocratie totalitaire, et amènera un roi, naturellement scrupuleux et respectueux de la justice, à commettre une des grandes in-justices de l’Histoire de France.

Et La Fontaine, dans tout cela ? Cet esprit fin, cet esprit libre, cet ami des libertins ? Le livre de Marc Fumaroli, Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle, introduit à un grand mystère, celui de l’élaboration poétique. Nous tenons par ce livre tous les éléments de l’œuvre et apprenons comment elle mûrit «au contact du monde moderne qui commence sous la forme éblouissante de la monarchie absolue». Deux points capitaux ont été magistralement élucidés, qui sont le dessein de La Fontaine et les sentiments du roi à son égard.

La Fontaine dans tout cela ? Il n’était pas loin de la quarantaine quand il se mit à rimer pour la petite cour de Vaux. Vous vous demandez peut-être ce qu’il a fait jusque-là ? Chassé, bâillé, couru toute espèce de gibier ?

C’est très simple, il a attendu. Attendu sa génération, sa promotion littéraire. Molière était son cadet de très peu, mais Boileau avait quinze ans de moins que lui, Racine, dix-huit. Il était écrit que ces quatre-là iraient ensemble. Lorsque La Fontaine, pour la première fois, vit jouer chez Fouquet Les Fâcheux, il vit dans un éclair tout l’avenir: «Et maintenant il ne faut pas quitter la nature d’un pas.» Voilà leur grand secret trouvé.

Comment avait-il pu si longtemps se taire ? Je dirais qu’il écoutait ses voix et n’osait les comprendre. Racine, Molière, leur génie les portait vers des genres classés, qu’ils n’avaient qu’à renouveler. Mais une fable, un conte de La Fontaine, quels mondes alors inconnus ! Cet art, symbolique ou non, de conter, dont la nonchalance n’est pas l’unique qualité, si c’est l’une des plus visibles, cet art, dis-je, par lequel toutes les veines poétiques seront ouvertes, toutes les cordes touchées, qui a besoin d’une versification singulière, plus souple qu’aucune en son temps, vous voudriez qu’il n’eût pas été longtemps médité et porté, élaboré en secret ?

Trois poètes français eurent au cours des âges, à des degrés presque égaux, l’oreille la plus juste, la possession la plus pleine de la langue, le don naturel de parler en vers, la science créatrice du rythme. Ils sont amis de la mémoire, avec je ne sais quel parfum mélancolique et malicieux qui vient des profondeurs d’une vieille France. Ils s’appellent Villon, La Fontaine et Verlaine, et ils ont été tous trois, sinon des poètes maudits, du moins des irréguliers. Et faut-il dire qu’ils ont été des chrétiens aussi ? Verlaine a connu la prison de Mons et Villon celle de Meung. La Fontaine lui-même n’a pas été sans démêlés avec la justice.

C’était pour une cause honorable: sa fidélité à Fouquet. Il n’en est pas moins vrai qu’il eut affaire à M. le Lieutenant criminel et dut se promener quelque temps du côté de Limoges et de Châtellerault.

Cependant l’attitude de Louis XIV à l’égard de La Fontaine et la conduite de ce dernier à l’égard du grand roi leur fait honneur à tous deux: rien de mesquin d’aucune part. Le roi n’aimait pas La Fontaine à cause de Colbert, à cause de Fouquet. Le roi tenait rigueur à La Fontaine de ses Contes. Là-dessus il était intraitable. Mais il goûtait les Fables. Lorsqu’on voulut décorer le Labyrinthe de Versailles, on y mit les fables d’Esope, c’est-à-dire de La Fontaine.

On peut avec Verlaine lui trouver des ressemblances plus intimes. La Fontaine aurait pu dire comme l’autre: «Il est de temps quelques argents.» L’équivalent, c’est son épitaphe par lui-même: «Jean s’en alla comme il était venu. Mangea le fonds avec le revenu / Tint les trésors chose peu nécessaire»… La Fontaine avait eu un petit patrimoine qu’il dissipa. Et comme Verlaine, il eut un fils dont il ne se soucia guère. Verlaine gardait au sien une vague tendresse, tandis que Le fermier, le chien et le renard a cette affreuse parenthèse, voile soulevé sur un de ces coins qui faisaient horreur à Lamartine (Rousseau en trouva d’autres): «Toi donc, qui que tu sois, ô père de famille / Et je ne t’ai jamais envié cet honneur»). Bel apologue de la famille et du foyer ! Et pourtant le mal marié eut ses jours de regrets. La Fontaine fut un ami parfait, sensible et dévoué. Il fut fidèle à Fouquet, à Mme de La Sablière, aux Vendôme. Non pas leur domestique, mais dans la mesure de l’usage et de l’honnêteté: leur hôte familier, leur commensal.

Dans son Voyage en Limousin, il va voir la prison qui tint Fouquet enfermé. Il la décrit avec horreur, la chambre murée, les jours sans soleil, le peu d’air et le peu d’espace. Rien n’échappe à sa pitié. Certes il fut complaisant, facile et frivole, malgré sa barbe grisonne. Surtout il était pauvre, son badinage était son gagne-pain. On lui reproche aussi sa paresse. On lui reproche de n’avoir pas aimé ce que nous appelons aimer d’amour une seule fois dans sa vie. Le fait est qu’aucune morale n’obligeait La Fontaine à aimer d’amour une femme, fût-ce la sienne. Le vrai, c’est qu’il n’était fille d’Eve qui pût l’occuper exclusivement. Cette âme était déjà prise et possédée, par les Muses aurait-il dit. Voilà son talent, puisqu’il s’y consacre, je demande la permission de dire: voilà sa vertu.
Quand La Fontaine s’égara sur la route du Limousin, il lisait, je crois, un Tite-Live. Lorsque, menacé par l’âge, il se mit à lire le Nouveau Testament, il dit d’abord que c’était un bon livre. Converti, il demanda si l’on avait lu Baruch. Il n’a pas craint de dire qu’il espérait entendre le concert des poètes au céleste séjour. Il demanda sérieusement si saint Augustin avait plus d’esprit que Rabelais. Ce paresseux avait tout lu: par volupté, par plaisir, par métier. Plaisir et paresse, mais paresse sans cesse occupée d’une contemplation poétique et du souci de la transcrire avec des mots. C’est Apollon, pour parler sa langue, qui le mène.

La Fontaine, qui était né chrétien et Français, s’il a beaucoup péché, selon les critères exigeants de son siècle, s’est beaucoup repenti. Il écrivit au moment de sa conversion des vers splendides dont la plénitude fait penser aux plus belles trouvailles du Songe de Vaux.

Marc Fumaroli, dans son essai docte et argumenté, ne nous dissimule pas sa sympathie pour cette société aristocratique de salons et de ruelles, ce monde tendre et élégiaque, frondeur et courtois, féodal et galant, dont Fouquet et La Fontaine furent les plus beaux ornements. Avec la reprise de pouvoir par Louis XIV, un jacobinisme royal, précédant d’un siècle seulement le jacobinisme révolutionnaire, s’installe à la tête de l’Etat. C’est la naissance du monde moderne, monde dur et pesant, ennuyeux, émondé et taillé comme un théorème de géométrie.

G. J.

Marc Fumaroli, Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle. Editions Bernard de Fallois, 1997, 505 p.

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