Le Passe Muraille

Judas et les aventuriers

À propos de L’Invention de l’Amazonie – Trois récits, de Euclides da Cunha,

par Fabrice Pataut

 

Le regard est ferme et cache assez bien toute compassion, le nez superbement droit, la veste boutonnée comme il faut jusqu’en haut ; les épaules sont plutôt étroites. On ne sait ce que regarde ainsi le jeune Euclides da Cunha sur cette photographie très posée prise à Manaus où il se rend pour la première fois en décembre 1904. L’Amazone le déçoit sans mesure, très inférieur en beauté et en espoirs à l’image subjective héritée de ses lectures des explorateurs du Nouveau Monde. C’est une déception sans stupeur, mélancolique et froide qui s’exprime dans un style où le factuel et le fantastique se mêlent de façon inattendue. Les aberrations ordinaires Machado de Assis et la mélancolie spontanée de Lispector y trouvent leurs racines naturelles.

La faune est monstrueuse, l’incomplétude de la nature partout à l’œuvre. La terre bourbeuse charriée par le fleuve contient sa propre mort. Rien dans ce Brésil sauvage n’est pérenne, ni même fixe, comme si la nature, soumise par nécessité à la génération et à la corruption, penchait ici vers une incessante destruction d’elle-même. L’Amazone, torrent destructeur, n’a pas la force civilisatrice du fleuve Jaune ou du Mississipi. da Cunha ose pousser l’opposition dans ses derniers retranchements, au point qu’un enchaînement logique des efforts des énergies naturelles révèle en Chine et en Amérique du Nord une harmonie préétablie entre l’homme et la nature qui fait ici défaut, de la source (la Cordillière des Andes) à l’embouchure (l’Atlantique).

La géographie physique de da Cunha est aussi bien une géographie humaine. On glisse impunément sans s’en douter de l’une à l’autre. La dissipation des forces considérables de l’Amazone est tout autant le miroir triste des efforts et des désillusions humaines que la déchéance morale et physique des seringueiros et des récolteurs de caoutchouc est celui des crues incessantes, destructrices des îles, des deltas et des forêts. Il y a là une collusion de faux calculs, comme si le décor naturel des caoutchoutiers était lui aussi pris à son propre piège.

« Judas-Ahasvérus » est la magnifique coda de ce court bréviaire de la déception et de la mélancolie, à lire toutes affaires cessantes. D’affreux Judas de paille et de haillons, empalés sur la proue d’un radeau de fortune, pendus à un mât et voués à l’errance éternelle, descendent le fleuve. Injuriés, lapidés depuis les rives, criblés de balles, à la fois craints et fêtés, il s’en vont lentement en une procession fantômatique.

L’introduction très informative de Patrick Straumann relève à juste titre des parallèles avec Rimbaud et Conrad. L’élégante traduction de Mathieu Dosse rend à merveille l’assemblage de styles qui relèvent du journalisme, de la prose patriotique et du cauchemar intime, tous soumis à la rigueur des horreurs tropicales, aussi bien humaines que naturelles. Un très beau livre, unique et précieux.

F.P.

Euclides da Cunha, L’invention de l’Amazonie – Trois récits. « Le deuxième livre vengeur », introduction de Patrick Straumann. Traduction de Mathieu Dosse. Chandeigne, collection « série lusitane » dirigée par Anne Lima & Michel Chandeigne, 2020.

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