Le Passe Muraille

Jouvence de Maurice Chappaz

« Si Paul Eluard avait été Suisse romand, disait un jour Etiemble à propos de Maurice Chappaz, personne ne connaîtrait son existence outre-Jura», et c’est à peu près la situation dans laquelle se trouve, aujourd’hui encore, l’un des plus grands écrivains apparus en Suisse romande dans la postérité de Ramuz, dont l’œuvre poétique nous semble, du seul point de vue de l’apport à la langue française, d’une vigueur et d’une originalité qui n’a cessé de se renouveler jusqu’à l’âge avancé de l’écrivain, comme l’illustre la prose inspirée et folle de l’Evangile selon Judas (Gallimard, 2001), dont l’extraordinaire liberté d’invention verbale va de pair avec la profondeur de pensée.

Or cette oeuvre si dense, à la fois si cohérente et si variée dans ses expressions (poèmes, proses, lettres, journaux personnels, récits, pamphlets, reportages) n’a pas droit à la moindre mention dans l’Anthologie de la poésie française publiée à l’enseigne de la Pléiade en l’an 2000 !

Autant dire que c’est avec reconnaissance qu’il faut accueillir la première étude sérieuse consacrée en France à Chappaz, assortie d’un choix de textes conforme à la lecture « pour l’essentiel », très érudite et très pénétrante de Christophe Carraud, latiniste et spécialiste de Pétrarque qui se situe assez nettement dans une optique spiritualiste d’inspiration catholique « augustinienne ».

Le moins qu’on puisse relever alors est que son approche de grand style et de profonde sensibilité (autant du point de la réflexion que de l’expression) ne sacrifie pas à l’esprit du temps, au risque même d’écarter plus d’un lecteur qu’effarouchera la crainte (injustifiée selon nous) d’une œuvre trop « difficile ».

Du moins, coupant à tout folklore anecdotique, Christophe Carraud a-t-il le premier mérite de rappeler que toute œuvre classique – car c’est à cette hauteur qu’il place celle de Chappaz – est foncièrement exigeante. D’emblée, il est dit en outre que l’œuvre de Chappaz « vient de plus loin que lui et va vers une fin dont seule la préfiguration nous est offerte ».

Ce n’est pas l’arracher à l’humus qui l’a nourrie non plus qu’à son temps, bien au contraire : le premier souci de Christophe Carraud, en virtuel « lecteur très ancien », est de resituer le « lieu de permanence » qu’a représenté le Valais ancestral soudain en mutation dont Chappaz est à la fois l’héritier et le chantre partagé entre adhésion (témoin proche de la construction de la Grand Dixence) et rejet fulminant (l’attaque écologiste contre les promoteurs rapaces), auquel on n’aura cependant rien compris en le classant tantôt vagabond anarchisant proche des hippies ou proprio terrien réactionnaire.

Qualifiant la pensée sous-jacente de Maurice Chappaz, de l’initial Testament du Haut-Rhône aux Maquereaux des cimes blanches ou à La haine du passé, entre tant d’autres écrits, Carraud affirme que « ce n’est pas une pensée du retour ; c’est une pensée de la continuité du temps, contre ceux qui en figent l’imprévisible déroulement dans un progrès sans archè, sans mystère et sans vie, exacte antithèse du mouvement qu’il prétend être. Un progrès sans réponse ni responsabilité, sans questionnement ni mémoire ».

Sans raconter la vie de Chappaz en détail, Christophe Carraud en resitue les étapes successives : la première naissance difficile et la seconde qu’a représenté la formation des chanoines augustiniens de Saint-Maurice ; le choix d’une vocation et l’émancipation d’une lourde généalogie de notaires et d’avocats ; la première rupture « franciscaine » du poète de L’homme qui vivait couché sur un banc, et sa réinsertion ultérieure dans la communauté des hommes, dont témoigne le Chant de la Grande-Dixence ; la rencontre de Corinna Bille, la famille, les difficultés et la transmutation continue des œuvres nourries de vie ; enfin la méditation sans cesse reprise sur la mort, les voyages et plus encore : le pèlerinage de tous les jours, avec ses rites répétés et ses liturgies, la poussée « résurrectionnelle » de sa poésie faisant miel de toutes choses. Ainsi : « Pour connaître une vie, il suffit peut-être d’un instant, juste de naître, j’imagine le pullulement de New York dans le bébé qui ouvre la bouche, où entrent aussitôt les constellations »…

D’aucuns reprocheront, peut-être, à Christophe Carraud d’ « enfermer » l’œuvre de Maurice Chappaz dans une eschatologie catholique, mais ce serait ne pas voir l’évident héritage spirituel du poète et ce qui l’« aspire » vers le futur, ni le « ciel ouvert » au lecteur, souscrivant ou non à ce déchiffrement, par les pages du poète rassemblées ici et qui semblent écrites ce matin…

Christophe Carraud. Maurice Chappaz. Préface de Bruno Doucey. Editions Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », 333p.

« La beauté nous fera pénétrer dans les ailleurs, à en perdre son nom .» (Maurice Chappaz)

 

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