Le Passe Muraille

Jean-Luc persécuté

 

Récit inédit d’Antonin  Moeri

 

Si je devais lui donner un âge, je lui donnerais cinquante ans bien sonnés. Elle n’est pas très grande et joliment svelte. Je la vois toujours avec des pantalons taillés dans un tissu gris luisant et avec une veste rétro. Ses cheveux ne sont jamais en désordre. Ils sont arrangés avec un soin trop évident pour ne pas cacher un défaut quelconque… Elle boite fortement. On dirait qu’un jarret est pris dans une gaine orthopédique. Elle boiterait à cause d’une fracture mal remise, c’est du moins ce que les gens racontent.

On raconte également qu’elle aimerait retrouver une seconde jeunesse. Elle serait mécontente d’elle-même. Elle aurait je ne sais quoi à se reprocher. J’ai souvent réfléchi à ce qui peut tellement l’irriter, car son comportement m’est fort désagréable. Je me sens obligé de la saluer chaque jour, dans les couloirs de l’entreprise où nous travaillons depuis une dizaine d’années. Je ne suis pas indifférent au sort de cette dame, parce que je constate qu’elle est de plus en plus pâle. Elle semble minée par l’insomnie, agacée par ses proches, envahie par un sentiment d’écœurement. Quelques personnes se posent des questions et il arrive que nous en parlions lors de la pause café ou après le boulot, au coin d’une rue.

Le plus souvent, je ne partage pas l’opinion de mes collègues qui la disent surmenée, entièrement dévouée à la cause, soucieuse du sort des employés. J’ai plutôt l’impression qu’elle simule la douleur pour mieux vaquer à ses petites affaires. Tout le monde sait que l’entreprise, où nous évoluons du reste avec légèreté, dut choisir, pour survivre, la voie des restructurations. La dame pâle exécute toujours ses tâches avec zèle, avec ce petit quelque chose que les salariés ajoutent pour prouver aux autres qu’ils le méritent, ce putain de salaire qu’ils craignent de ne plus recevoir.

Car toute activité professionnelle requiert désormais une intense participation. Elle ne se mesure guère à l’aune d’un quelconque diplôme. D’ailleurs, elle n’en possède pas, la dame qui retient notre attention. A ceux qui osent, ici et là, évoquer ce détail, elle rétorque agressivement que les diplômes ne servent à rien si vous avez l’esprit d’initiative. De plus, elle s’implique tellement dans l’organisation de l’entreprise et l’exploration des nouveaux marchés que les gens de son entourage en sont baba.

Je me demande ce qu’ils admirent chez cette femme qui, malgré le bel arrangement de ses cheveux d’un blond cendré, en perd régulièrement un peu partout. On en retrouve inopinément sur les tables des salles de réunions, sur la moquette des corridors, sur le clavier flua de son Apple Computer, sur ses bras qui ont, dernièrement, molli et forci. On en retrouve surtout dans les salles de conférences, car madame ne se contente pas de «faire ses heures », comme on dit, elle participe activement aux séances prévues en dehors du temps réglementaire. Elle partage les mêmes «valeurs » que son supérieur hiérarchique, un homme qui hoche poliment la tête, qui répond aux questions avec un sourire réticent de commis voyageur, qui a également peur de perdre sa place et qui entend susciter chez les employés un fort sentiment d’adhésion. Il fallait évoquer ce monsieur qui affectionne les calembours, parce que la dame mécontente d’elle-même ne pourrait, sans lui, agir comme elle le fait. Si les neutrons interagissent avec le champ magnétique, les petits cadres déstabilisés interagissent avec les cadres moyens désorientés.

Le troisième personnage de mon histoire est un quadra effacé. Il travaille depuis quelques années dans notre entreprise. Sa discrétion le rend suspect. Ses besoins sont extrêmement restreints. Son mode de vie ne cause aucune difficulté aux gens de son entourage. Il privilégie les repas frugaux. Je l’ai toujours vu boire de l’eau. La fumée des cigarettes l’indispose et le moindre changement de température a des effets dévastateurs sur ce monsieur fuyant, insaisissable, qui se tient très droit sans que cela soit ridicule. Sa réputation est assez bonne mais il n’exécute pas ses tâches avec ce zèle que les employés ajoutent pour montrer qu’ils le méritent, ce sacré traitement.

Il serait plutôt du genre à faire « ses heures », comme on dit. Il semblerait qu’il mène une vie somme toute agréable. On m’a dit qu’il aimait ses enfants, qu’il appréciait les promenades dans la nature et dans les galeries d’art. Je crois qu’il se tient au courant des nouvelles orientations. Mais son regard légère-ment ironique lui permet d’adopter une distance qu’on pourrait dire critique, si j’avais le droit d’utiliser ce terme réprouvé par les gagneurs, ce terme qui signale le fâcheux, le psychorigide, l’irrécupérable sclérosé. Cette prise de distance est une attitude que le commis voyageur et la dame mécontente ne peuvent plus supporter. Ils vont, par conséquent, pousser le quadra effacé à commettre des bévues, ils vont le placer dans une situation délicate. Et ils accompliront cela sans le moindre scrupule. Pour qu’il remette son identité en cause, ils vont lui insuffler la terreur du déclassement et un désagréable sentiment de culpabilité. Ayant par exemple oublié d’assister à une « séance importante », le quadra effacé recevra une lettre de menace signée par la dame mécontente et le commis voyageur. Il ne parviendra plus à trouver le sommeil. Il finira par téléphoner à sa collègue qui ne mâchera pas ses mots : « Un tire-au-flanc, voilà ce que tu es, tu profites du travail des autres, tu méprises Diana qui, à cause de son cancer, ne peut plus se lever à l’aube pour créer des logiciels de prospection…»

Le personnage réservé a l’impression qu’on le rend responsable de cette dangereuse évolution. Il repose le combiné en songeant à son avenir menacé. Il réfléchit à ce qui peut tellement irriter cette femme déprimée qui s’énerve pour un rien. Il songe au désagréable comportement de cette épouse qui ne se trouve pas belle et qui ne désire plus toucher son époux, lequel se serait mis à fréquenter les filles exotiques des bars louches, si j’en crois la rumeur. Le personnage frugal pense au petit ventre replet que sa collègue ne parvient plus à dissimuler, à ses sautes d’humeur, à ses troubles de la communication et à son besoin de tout contrôler.

Il se demande si les bouffées de chaleur qui la surprennent dans les colloques ne sont pas symptomatiques. L’irritabilité, la prise de poids, la perte de cheveux, la transpiration, les problèmes de concentration, les céphalées, la diminution de la libido et la voix monocorde, lassée par les tranquillisants, pourraient former un ensemble de symptômes observables dans divers états pathologiques, pense le quadra circonspect, or cet ensemble de symptômes ne permet pas, à lui seul, de déterminer la nature exacte du « changement ». Il ne permet surtout pas d’expliquer l’énergie avec laquelle Madame Joye s’acharne sur son collègue qu’on pourrait appeler Jean-Luc.

A. M.

Peintures: Lucian Freud

(Le Passe-Muraille, No55, Février 2003)

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